Ceux du Nord-Ouest
Zadie Smith

traduit de l'anglais par Emmanuelle et Phililppe Aronson
Folio
avril 2014
484 p.  8,40 €
ebook avec DRM 8,49 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu
coup de coeur

Quand l’humanité côtoie le désespoir…

En anglais, le dernier roman de Zadie Smith s’intitule « NW ». « NW », comme les initiales de « North West », comme le code postal de ce quartier populaire de Londres. Là même où Zadie Smith a grandi, là même où elle a situé le roman qui l’a hissée au rang de superstar de la littérature britannique, à tout juste 21 ans, alors qu’elle n’était encore qu’une jeune étudiante. Douze ans après « Sourires de loup », elle poursuit son exploration urbaine, en revenant sur le terrain de jeu de son enfance. Même quartier, donc. Mais autre histoire.

« Ceux du Nord Ouest » suit le destin de deux femmes, Leah et Keisha, meilleures amies depuis l’enfance. A presque quarante ans, elles habitent encore Caldwell, une cité HLM fictive dans le nord ouest de Londres, un quartier où se côtoient immigrés et marginaux, pauvreté et réussite sociale. Leah a fait des études de philosophie, et travaille désormais pour une association caritative. Idéaliste et généreuse, l’ascension sociale de son amie l’irrite profondément : Keisha est devenue Natalie, puisqu’elle a changé de nom pour masquer ses origines jamaïcaines, et elle invite à sa table des avocats et des banquiers. Leah, elle, vit dans un appartement délabré de Kilburn, avec son mari, Michel, et elle a l’impression de passer à côté de sa vie. Pendant que Natalie grimpait dans l’ascenseur social, Leah dormait, épuisée de fumée et de drogues. Aujourd’hui, Natalie est avocate, elle a des enfants et un mari parfait. Une vie « parfaitement parfaite », se moque Leah, elle dont les rêves ont déjà avorté, de même que son désir d’enfant. Dégoûtée de la maternité, elle prend la pilule, en cachette pour ne pas décevoir Michel. Ces deux amies n’ont plus rien en commun, si ce n’est la mémoire des lieux. L’une s’accroche désespérément au passé, tandis que l’autre en a fait fi depuis des années, préférant tout simplement l’oublier. « Quand on vit suffisamment longtemps au même endroit, les souvenirs se superposent », nous dit l’auteure. Mais un événement va faire basculer leurs vies, ainsi que celles de Félix et Nathan, deux hommes avec qui elles ont grandi. Un drame va les unir, pour la toute dernière fois.

En peignant ces deux portraits de femmes en devenir, Zadie Smith poursuit sa formidable exploration de l’âme humaine. Elle refuse le misérabilisme et fabrique de toutes pièces des identités à qui elle ne voue aucune pitié. Tout juste une certaine tendresse, teintée d’une admirable pointe de sarcasme, pour ces noyés à la dérive, ces anti-modèles qui n’ont rien de magnifique, rien d’utopique. Quand le passé est trop présent, quand il leur fait courber le dos ou verser quelques larmes, ses personnages fument des joints à s’en faire éclater la cervelle, des étoiles éphémères qui ne font qu’accentuer leur cruelle mélancolie et retardent leur passage à l’âge adulte. Et c’est en mettant à nu le dialogue de leurs esprits que Zadie Smith crève le silence qui les inonde : par un flot de paroles ininterrompu, elle suit le cheminement de leurs pensées les plus intimes et les plus noires, à la manière d’une Virginia Woolf ultra moderne. Ce qu’ils taisent ou ce qu’ils affirment ? Tout est écrit. Pas le choix de dire ou ne pas dire. Pas de point, que des silences qui dessinent en substance des morceaux de vies éclatées. On les entend presque respirer.

Reste enfin la profonde sincérité de ses mots, l’inquiétude farouche qui s’immisce dans sa prose. Plus que de l’amertume, ce sont des larmes scintillantes de rage qu’elle arrache en écrivant, le résultat d’une poésie sombre et déstructurée. C’est la vie dans toute sa splendeur, dans toute sa mixité sociale, ethnique et raciale, la vie dans ce qu’elle a de plus humain et de plus désespéré. Au cœur du quartier de leur enfance, il y a de la peine, de la drogue et de la violence, mais aussi de l’amour et de la tendresse. Pourtant, à défaut de répondre aux questions, Zadie Smith se contente d’effleurer ces thèmes sensibles. Elle n’est pas sociologue ; elle est écrivain. A nous d’y trouver un sens, à nous de nous retrouver dans ce dédale des rues à travers lesquelles elle veut visiblement nous désorienter. Zadie Smith brouille les pistes, édifiant au final une étonnante satire sociale ; elle peint la face d’un Londres inconnu, anonyme et misérable, où l’espoir de s’en sortir est définitivement mort, mais où l’on cherche, encore et coûte que coûte, sinon à avancer, tout juste à marcher droit.

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