critique de "Confiteor", dernier livre de Jaume Cabré - onlalu
   
 
 
 
 

Confiteor
Jaume Cabré

Traduit par Edmond Raillart
Babel
septembre 2013
920 p.  12 €
ebook avec DRM 11,99 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Lire l’avis de Bruno Corty (Le Figaro), l’un de nos « critiques invités »

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coup de coeur

Un monument comme il y en a peu

Quelques lignes pour rendre compte de la lecture de Confiteor… Cela semble relever du défi tant le monument qu’a bâti Jaume Cabré est touffu, riches, pleins de couloirs et de portes qui surprennent… Il serait peut-être plus raisonnable de s’en tenir là et de tout simplement conseiller au lecteur de faire le grand plongeon dans ces presque 800 pages, avec ou sans boussole. Un monument qui a pris huit années à son auteur…

Confiteor c’est l’histoire d’un violon… Non. Confiteor c’est une expérience d’écriture qui reprend et développe à l’infini l’écriture faulknérienne… Non. Confiteor c’est un roman philosophique ou de la philosophie mise en récit sur l’histoire du mal et l’impuissance de la culture contre les fanatismes obscurs qui rythment l’Histoire… Non. Confiteor c’est l’histoire d’un amour impossible perpétuellement contrarié… Non. Confiteor c’est un roman qui mêle avec une diabolique habileté la réalité et la fiction, … Confiteor c’est… C’est tout cela à la fois. Et d’autres choses encore. Comme une expérience de lecture exigeante, perturbante, fascinante, épuisante, réjouissante… Tout cela à la fois.

Reprenons. Essayons de reprendre depuis le début… Même si le début du récit remonte à bien bien loin! Dès la première page, nous sommes prévenus : il y a erreur. Erreur pour Adria, le principal narrateur, d’être né dans cette famille. Puis tout de suite viennent la vieillesse et l’urgence à écrire pour se sauver, la responsabilité et la culpabilité, l’amour perdu…

Cela a même commencé avant, pour les lecteurs mais sans doute pas que pour eux, avec la couverture du livre qui n’est pas que décorative et qui constitue peut-être la première pièce du puzzle (la même image de couverture a été retenue pour l’édition française que pour l’édition originale en catalan ou les traductions en castillan, en allemand, en néerlandais, en italien et en polonais, ce qui est assez peu courant). Un enfant devant une bibliothèque chargées de livres, anciens et modernes et qui tend le bras pour atteindre un volume inaccessible. Les récits et les mots de tous ces livres, les connaissances et réflexions qu’ils accumulent vont alimenter tout le roman qui repose sur l’érudition des personnages autant que sur celle de l’auteur, lui même philologue et visiblement grand connaisseur de la musique et de son histoire.On se retrouve en effet souvent avec le sentiment de lire plusieurs livres à la fois, une fois immergé dans les pages de Confiteor qui est bien roman des romans, romans des essais autant qu’essai sur les romans ou le roman (Jaume Cabré a d’ailleurs consacré deux essais à la littérature et à la lecture, pas encore traduits en français).

Adria est né de parents qui ne l’aime pas vraiment mais qui veulent à tout prix en faire un prodige, et celui-ci a toute les disposition pour, semble-t-il. Sa mère voudrait en faire un grand du violon, son père a décidé qu’il serait un grand humaniste à même de jongler avec au moins une dizaine de langues. Le père, Félix Ardevol, est par ailleurs un collectionneur compulsif, collectionnant les manuscrit originaux, sans trop se questionner sur leur origine. Mais le fleuron de sa collection est un violon. Un violon d’une valeur inestimable, Å“uvre exceptionnelle de Laurenzo Storioni, jeune luthier de Crémone. Un violon qui dès son origine connaîtra et provoquera des histoires pleines de bruit et de fureur, et, parfois aussi, de musique.

Dans les années qui suivront la mort brutale et inexpliquée du père, Adria découvrira petit à petit les histoires qui ont conduit le Storioni dans le coffre familial tout en découvrant l’histoire bien trouble de sa famille. Sur le tard, la maladie le talonnant, il est pris par la nécessité d’écrire tout cela, d’urgence avant que celle-ci n’ait fait son Å“uvre. Cette maladie d’Alzheimer qui à tout moment déstructure le récit, saute d’un lieu à l’autre, d’un siècle à l’autre, d’une situation à une autre (à la manière du récit de Benji dans le Bruit et la fureur de Faulkner), qui fusionne les personnages… Mais l’effondrement de la classique logique des récits « bien construits » finit par mettre à nu les fils de l’histoire, ses continuités au delà de toute les ruptures contingentes ou accidentelles. De l’Inquisition à Auschwitz Birkenau, du monastère de San Pere de Burgal à Barcelone en passant par Crémone, la Hollande, Tübingen… quelque chose se poursuit ou se répète, inéluctablement.

Par curiosité, on peut chercher à vérifier certains points inscrits dans l’histoire et découvrir, par exemple, que oui, Laurenzo Storioni a bien existé, que ses violons était fabriqués dans des bois extraits de forêts locales, que le compositeur Jean-Marie Leclair a bien été assassiné et que le principal suspect est bien son neveu Guillaume François Vial, violoniste, jamais condamné. Au-delà, la fiction révèle des vérités que l’Histoire ignore, délibérément ou par impuissance, par manque d’imagination.

Cette histoire du mal à travers les siècles, au nom des idéaux de pureté ou de la musique, mais surtout motivé par la soif de possession et de domination, est aussi le récit d’une course contre la maladie, contre ce qui brouille et embrouille le sens des choses, faisant exploser la vérité en une multitude de fragments incompréhensibles.

Un roman hors norme qui n’est pas juste un roman de plus sur la difficulté de la mémoire, individuelle ou collective. Un roman qu’il faudra conserver précieusement dans nos bibliothèques car je suis prêt à faire le pari qu’il résistera à plus d’une relecture. Il aurait mérité tous les prix mais n’en a pas eu chez nous. Peu importe : c’est de toute façon un monument littéraire dont on n’a pas fini de mesurer l’ampleur.

Puissent les traducteurs et éditeurs nous en proposer plus dans les années à venir (les essais, par exemple).

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retour sur Confiteor

J’ai longtemps attendu avant de me décider à écrire quelques lignes sur le livre de Jaume Cabré, Confiteor – j’étais convaincu que nous allions crouler sous les critiques, que Confiteor allait recevoir quelque prix prestigieux. Curieusement, il y eut assez peu de choses, comme si les gens reculaient d’effroi devant une telle oeuvre, comme si on ne savait pas exactement par quel bout la prendre – 772 pages ! de quoi décourager bien des lecteurs habitués aux texticules – le mot est de mon éditeur, Eric Audinet – qui font les beaux jours des éditeurs français.
D’autant que cette oeuvre ne ressemble à aucune autre et que les rapprochements qui ont été faits manquent leur cible. Ce n’est pas parce que le temps est un élément central du travail de Cabré que nous sommes en présence d’un nouveau Proust ; ce n’est pas parce que le monologue intérieur est une des techniques qu’il utilise que nous sommes devant un nouveau Joyce. Le temps n’y est pas linéaire, comme chez Proust chez qui la mémoire affective permet d’atteindre le passé tel qu’il a été vécu – il est brisé, lacunaire, il superpose plusieurs époques, les mêle, les enchevêtre au point qu’on ne sait plus si la scène de torture à laquelle nous assistons s’est déroulée sous l’Inquisition ou dans un camp nazi ; si le vol du violon qui tient une place essentielle dans le roman a eu lieu au XVIIIème siècle ou pendant la Seconde Guerre Mondiale. Le monologue intérieur est subverti par un jeu incessant qui fait passer le narrateur du je au il, de la proximité la plus grande à l’éloignement le plus détaché. Non, il faut se faire à l’idée que nous sommes en présence d’une oeuvre absolument originale, qui peut avoir recours aux codes traditionnels de l’écriture romanesque mais pour mieux les déconstruire ; d’une oeuvre musicale où les différents thèmes s’énoncent, s’évanouissent, réapparaissent différemment orchestrés, se retournent, se déguisent sous des variations tout à fait imprévues, où alternent le fil ténu d’une mélodie et des emportements beethoveniens ou wagnériens.
Confiteor est une longue et tortueuse confession à la femme aimée qui s’en est allée parce qu’elle s’est crue trahie. Pour tenter de se justifier, le ‘narrateur, Adria,’ est contraint de remonter fort avant dans le temps – de son enfance, de son père, ancien séminariste, qui fut un trafiquant d’art parmi les plus retors jusqu’à l’époque où ce violon, objet de bien des convoitises et qui pourra mener au meurtre, fut fabriqué en Italie ; de décrire le magasin d’antiquités qui lui sert de couverture et où défile toute une galerie d’étranges personnages ; d’évoquer son amitié pour Bernat qui deviendra violoniste mais convaincu de n’avoir aucun talent et ne rêvant que d’écrire des romans ; de parler de ses études de linguiste… Ce violon est associé au thème du mal, omniprésent dans Confiteor – pour s’en emparer, des hommes n’ont reculé devant aucun crime et le père d’Adria lui-même l’a volé à quelque monstre nazi qui lui-même l’avait volé, dans un camp, à de pauvres juifs – mais Sara, la femme aimée est elle-même juive et sa famille est liée à l’histoire de ce violon.
La confession d’Adria se complique du fait qu’il commence de présenter des troubles de la mémoire, – ce qui explique les mélanges de temporalité et les confusions qu’elles peuvent entraîner – et c’est le comble pour un livre qui entend retracer une longue histoire que d’être écrit par un narrateur qui perd progressivement la mémoire et ne peut se raccrocher qu’à des objets qui lui paraissent être le symbole même de ce qu’il veut évoquer. Il n’est pas sûr, d’ailleurs, que son livre lui-même ne lui soit pas dérobé par celui même qui était son meilleur ami.
On peut penser que Confiteor est une longue déploration d’un monde définitivement voué aux forces de destruction – et il est vrai que les événements historiques qui lui servent de toile de fond ne plaident pas pour une vision apaisée et optimiste de l’humanité. Et pourtant, ce violon qui incarne les forces négatives de ceux qui l’ont en sa possession est celui-là même qui exprime la beauté indépassable de la musique. Et pourtant, l’amour parvient à dépasser par instant tous les ressentiments et toutes les souffrances et inspire les périodes de bonheur et de sérénité qui illuminent ce lent parcours vers la dissolution. Et pourtant, ce livre qui est exigeant, qui demande à son lecteur un véritable effort pour s’arracher au confort de ses habitudes, se lit aussi avec autant de passion que les grandes oeuvres romanesques qui nous ont formés.
Il faut rendre hommage, on ne le fait jamais assez, à l’excellence de la traduction du catalan réalisée par Edmond Raillard qui a su admirablement restituer la musicalité et la richesse de la langue de Cabré.

Retrouver Patrick Rödel sur son blog

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coup de coeur

« Si ce que tu veux c’est passer ta vie à lire, ça vous regarde, toi et tes livres. »

Alors, Confiteor : après 100 pages, j’ai dit je tiens un chef-d’oeuvre, alerte rouge, en fait c’est pas difficile du tout à lire, il faut juste savoir que la narration passe de la première à la troisième personne n’importe quand sans prévenir, après 200 pages j’ai dit je crois je me suis emballée, il passe aussi d’une époque à l’autre et diantre c’est irritant, après 300 pages j’ai dit je vais peut-être arrêter bientôt c’est décousu en plus, il manque des morceaux dans ses histoires je ne vois pas bien la finalité, ça relève du procédé nan ? Et ces changements de style incessants, ça suffit un peu ! Il nous invite à le regarder écrire hou la j’aime pas bien les frimeurs qui font semblant d’en appeler à l’intelligence du lecteur alors qu’en fait ils l’embrouillent à dessein, j’ai lu Bolano, jamais je n’ai eu envie d’arrêter comme ça, et après 400 pages je me suis enfin tue et j’ai imploré dans le vide que jamais ça ne s’arrête et j’ai enduré une incommensurable peine qui était en même temps du plaisir à l’état pur. J’ai lu plusieurs papiers qui évoquent un côté Fantastique, je crois plutôt qu’il n’y a qu’Adrià, toujours, qui raconte. Qui raconte alors qu’il sait déjà que la maladie s’installe, et qui donc s’embrouille tout seul, involontairement bien sûr, mais clairement. C’est exactement comme les conversations avec ses petites figurines, c’est « tout dans sa tête », c’est son caractère, depuis toujours, il rêvasse, il part « dans » ce que lui évoquent les choses. Et au final c’est donc une lettre qu’un homme atteint d’Alzheimer écrit à la personne qu’il a aimée toute sa vie, dans laquelle il se confesse, lui qui n’a commis aucun vrai crime, mais qui n’a été qu’un homme, avec de nombreuses failles. Et malgré l’évocation d’une multitude de sujets qui touchent à l’horreur pure ou la beauté la plus absolue (dans le sens incontestable), ce qui reste, ce qui empoigne, ce qui serre, ce qui broie, c’est l’amitié entre deux hommes, ses limites, ses errements, ses compromissions et ses trahisons(j’en veux terriblement à Bernat, personnellement). Et même, non, c’est plus. C’est du Sentiment, de la capacité à ressentir, qu’il est question. Et c’est empli de scènes qui seront très difficiles à oublier, peut-être même les plus petites choses, des ruptures de ton qui tonnent, comme ça, au milieu du reste. C’est un roman qui questionne beaucoup, qui évoque de grands concepts (sans outils philosophiques cependant) notamment qu’est-ce que le mal, puissamment. C’est un roman qui prend tout son sens à la fin, qui refuse toute facilité (il ne nous permet même pas d’aimer son narrateur principal), mais qui dans le même mouvement donne perpétuellement envie au lecteur de poursuivre; c’est un roman qui n’a pas de genre, mais qui est de ceux que l’on retrouve avec un petit frisson pas bien démêlé (en ce qui me concerne), l’envie + le plaisir + la protection + le rejet + l’anticipation + le quant-à-soi + la douleur, c’est un roman qui emporte loin, et qui – et c’est tellement, tellement rare – persiste.

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