Dans les yeux des autres
Geneviève Brisac

Points
août 2014
276 p.  7,30 €
ebook avec DRM 12,99 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu
coup de coeur

« Raconter le minable point de vue des filles! »

« Raconter le minable point de vue des filles » : ce sont les mots de Geneviève Brisac, à la veille de la parution de son dernier roman, « Dans les yeux des autres »*. Un « minable point de vue », celui d’Anna et Molly, deux sœurs si dissemblables, si inséparables, qui, ensemble, ont milité pendant la révolution de 1968 et les années 1970. Un « minable point de vue » qui cache en réalité un éclairage sensible et audacieux, un rien cruel, teinté de mélancolie, sur la révolte, la lutte, le combat. Et il y en eu, des romans, des essais, des poèmes et des pensées, sur les années 1970. Mais tous, ou presque, racontés sous le prisme masculin. En donnant vie à ces deux personnages, Anna et Molly (leurs prénoms ayant été empruntés et leurs destins inspirés par les « Carnets d’or » de Doris Lessing) emportées par le tourbillon de la révolution, Geneviève Brisac met des mots sur l’engagement féminin.

Ce « minable point de vue », donc, c’est d’abord celui d’Anna Jacob, jeune fille idéaliste d’une extrême sensibilité, écrivain qui a connu le succès puis le mépris, puis l’abandon. C’est elle qui raconte, elle qui se replonge dans ses carnets de couleur – le rouge pour la politique, le bleu pour la nostalgie, le noir pour Mélini (sa mère)- elle qui secoue le passé pour en faire dégringoler les souvenirs, elle qui lit et relit les lettres écrites par Marek, son premier amant, courageux révolutionnaire mort en prison. C’est sur le canapé d’Issy-les-Moulineaux, l’appartement de sa sœur dans lequel elle vit désormais, qu’Anna-la-rejetée se souvient. De leurs rêves de changement, de leurs espoirs et de leurs illusions, de leur combat qui faisait leur force et les rapprochait, de leurs sentiments survoltés, de leur unité, surtout. Anna et Molly. Ensemble. Toujours. Elles qui n’étaient encore que des enfants ont pris les armes : premiers meetings et premières manifestations, premières nuits blanches, premiers coups, premières matraques, premier goût du sang. C’est là qu’elles ont rencontré Marek et Boris, leurs compagnons respectifs. Avec eux, elles sont allées jusqu’au bout de leurs idées, jusqu’au bout du monde, au Mexique. Mais l’arrestation de Marek, sa mort, puis le désir d’Anna d’écrire sur ce qu’ils avaient vécu, a signé la fin de leur inaltérable amitié.

Vingt ans après, l’Anna d’aujourd’hui parle à l’Anna d’hier. Car Anna sait. Elle connaît l’après, la suite. Elle sait la mort et le deuil, l’abandon de sa famille, son excessive amertume, son extrême solitude. Elle décrit la petitesse de son âme lorsqu’elle ne peut plus écrire, la grandeur de celle-ci lorsque les mots courent sur le papier. Et derrière ce portrait de femme, l’auteur n’est pas loin. Complice des figures qu’elle façonne, Geneviève Brisac porte un regard troublant sur leurs destins tragiques, en laissant place à leurs doutes immenses, au vacarme de leurs pensées, à leur semblant d’indifférence. Elle écrit sur le désir de laisser une trace, sur les rêves qui s’écroulent, mis à mal par l’attente et le trop grand espoir. Ils pensent, ils ont envie, ils hésitent, ils se décident, ils le font, ils n’auraient pas dû : sans juger, elle écrit sur ce qui précède l’acte d’agir, elle dévoile leurs erreurs et leurs déception. Elle seule connaît la fin, et nous le fait savoir. Elle s’invite dans l’histoire, avec ou sans parenthèses. Et en s’affranchissant des dates et des dialogues –directement insérés dans le texte, comme si les personnages se parlaient en pensée- et à coups de retours dans le passé, elle défie le temps en réussissant ce tour de force incroyable : ne pas perdre le lecteur. Jamais.

De ce roman complexe mais passionnant, on retiendra surtout cette écriture oralisée, comme chuchotée, cette plume précise, puissante et poétique, et ce réel talent pour la comparaison, qui nourrit encore davantage notre imagination ; on gardera en mémoire l’espoir lumineux qui unit deux sœurs affrontant -ensemble ou séparément- les douleurs de la vie, et qui n’auront de cesse de s’éloigner, de se déchirer, de se retrouver ; on se souviendra encore de la petite histoire, inspirée de faits réels, qui donne un souffle et une âme à la grande. A travers ce roman captivant, Geneviève Brisac sublime l’hommage originel à Doris Lessing. A travers les yeux d’une femme, elle fait le récit d’une remarquable résurrection.

*Le 15 août 2014, elle était l’invitée de Perrine Malinge dans l’émission « Des oreilles plein les yeux » sur France Inter.

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