Voir du pays
Delphine Coulin

Le Livre de Poche
août 2013
264 p.  6,60 €
ebook avec DRM 11,99 €
 
 
 
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coup de coeur

Retrouver la paix

Est-ce que la guerre détruit tout ? Est-ce que les traces du combat s’effacent ? Est-ce que l’on finit par oublier les odeurs putrides, les hurlements, les armes, le feu, le sang ? Est-ce que six mois d’Afghanistan bouleversent à jamais toute une vie ?

Parce qu’elle voulait prendre le large, Aurore s’est engagée dans l’armée. Elle a suivi Marine, sa meilleure amie. Ensemble, elles sont parties en mission, dans la vallée de la Kapisa. Sur une terre aride, la peur au ventre, elles ont vécu six mois de violence inouïe et de tension permanente, inconnue jusqu’alors. Aurore a été gravement brûlée aux jambes. Marine en a perdu sa joie de vivre.

Et puis, après la guerre, elles rentrent au pays. Mais avant de pousser la porte de leurs foyers de Lorient, en Bretagne, une dernière mission les attend. Une étape obligée. Et cette étape, c’est Chypre. Sous un soleil écrasant, logées en hôtel cinq étoiles avec formule tout compris, elles prennent enfin des vacances. Une île paradisiaque, hors du temps, presque irréelle pour des soldates qui, la veille encore, foulaient aux pieds des corps inertes. Un « sas de décompression », dans le jargon militaire…

Le compte à rebours est lancé. Les filles ont trois jours pour retrouver la paix. Deux nuits pour remettre de l’ordre dans leurs vies bousillées. Quelques heures pour revivre… ou du moins essayer. Alors, au milieu de corps offerts et dénudés, elles tentent, dans un ultime effort, de se détendre et d’avancer. Mais c’est peine perdue. Les séances de débriefing réveillent leurs angoisses, exaltent leurs cauchemars. Elles réalisent soudain que cette mission les a détruites, qu’elles sont en miettes, et que leur amitié, qu’elles croyaient indestructible, a laissé place à la honte et au silence.

« Voir du pays », récit sombre et violent, prend aux tripes et révèle un pan de la guerre dont on parle très peu : le choc post-traumatique. Pour ce roman, Delphine Coulin a rencontré des soldats et recueilli leurs témoignages. Elle n’a pas voulu embellir leurs souvenirs. La réalité semble intacte, et c’est ce qui donne au roman toute sa puissance. Sa plume fine ne dissimule pas l’horreur, ses mots n’ont rien de poétique. Plongé dans les entrailles de la vallée de la Kapisa, on est tour à tour muet d’effroi ou saisi de nausées. Mais on reconnaît bien là le ton sensible de l’auteure, qui nous raconte une histoire d’amitié magnifique où se mêlent force et sensibilité. En refusant le manichéisme, elle tente de nous décrire la folie de l’homme, anéanti par un combat qu’il ne maîtrise plus. Un vrai coup de cœur.

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Choisir la vie

Il y a des livres comme ça qui s’inscrivent dans le temps et dans l’histoire. Voir du pays a fait ressurgir en moi de vieux souvenirs de mon adolescence, dans les années quatre-vingt. Le groupe pop anglais Frankie goes to Hollywood chantait contre la guerre, nous exhortait à profiter de la vie plutôt que de nous entretuer. C’était plus subversif que le Peace and love des hippies, plus réaliste surtout.

Aujourd’hui les guerres ne sont plus froides, elles sont même brûlantes, que ce soit au Kosovo, en Irak, au Mali ou en Centrafrique et même dans les neiges d’Afghanistan. Et ce ne sont pas les chefs d’Etat qui se mettent sur la gueule, ce sont les soldats. Je me souviens : « Arm the unemployed », disait Frankie. Frankie faisait la guerre contre la guerre revendiquait l’amour, un travail, une vie, un rêve. C’est aussi ce que désirent Aurore et Marine, les deux héroïnes de Delphine Coulin.

Elles sont jeunes et cherchent leur voie. Marine suit les rails mis en place par la tradition familiale : pour elle, ce sera le mariage. Aurore veut fuir l’avenir médiocre qui l’attend dans sa banlieue, la précarité, le chômage, et cette « peur de fille » viscérale qu’elle ressent constamment. Mais rien ne se passera comme prévu. Marine changera d’aiguillage, choisira une autre voie toute aussi, celle de l’armée. Son amie la suivra dans l’aventure. Elles ne mesurent pas totalement les conséquences d’un pareil choix. Il leur a été expliqué qu’elles allaient faire le bien, contribuer à sauver le monde et elles ont envie de voir du pays.

Et puis un jour, c’est l’Afghanistan.

Voir du pays est un roman initiatique où le Destin tient le rôle principal et paraît plus fort que les personnages. Les héroïnes et les héros cassés, reviennent de six mois de terrain avec leurs souvenirs et ce syndrome post-traumatique qu’il faut dissimuler. Profondément changés, ils doivent pourtant réapprendre à vivre, chargés du poids des souvenirs. Pour les aider, l’Armée a prévu un sas de décompression : quelques jours de vacances à Chypre dans un hôtel de luxe. Quand la pression tombe se digère enfin ce qui a été vécu là-bas, sur le terrain, dans l’horreur absolue. Il apparaît alors que l’ennemi, le danger n’est pas toujours là où croit le trouver et que le Destin nous rattrape parfois faisant resurgir inlassablement ce que l’on fuit.

Delphine Coulin sait activer les ancrages émotionnels qui sont en nous. La psychologie des personnages est ébauchée avec pudeur. C’est un roman que l’on dévore d’une seule traite, pris au jeu, hypnotisé, fasciné par cette le pouvoir de cette plume légère et qui n’a l’air de rien mais qui pénètre en nous par effraction, à la manière des inductions hypnotiques, suscitant sensations, émotions, résurgence de souvenirs. Il est facile de se laisser porter par la lecture, persuadé de l’innocuité du récit car il ne s’appesantit pas excessivement sur l’horreur sans pour autant l’ignorer. Tout est justement dosé.

Voir du pays, à travers la toile de fond des interventions militaires à l’étranger et de la légitimité de la guerre nous parle de l’humanité, de sa force, de sa faiblesse, des violences envers les femmes et de la position qu’elles occupent dans l’armée, contraintes de mener une autre guerre au sein même de leur camp. C’est aussi une histoire sur l’amitié, le courage et la lâcheté. C’est un roman bouleversant qui nous rappelle que la force ne réside pas seulement dans le statut social, qu’elle est encore moins une simple affaire de muscles ou d’appartenance à un sexe et qu’il faut savoir la trouver en soi pour résister à toutes les tempêtes et à toutes les guerres.

Alors, avec Frankie, je dis : « Choose life »

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