L'homme qui a vu l'homme
Marin Ledun

J'AI LU
Librio
janvier 2015
416 p.  8 €
 
 
 
 Les internautes l'ont lu
coup de coeur

Une mort inutile

Dès la première page, je suis dans le bain, plutôt dans la Mégane ou la Corsa. Le livre démarre sur les chapeaux de roues ; « les pneus qui crissent sur le bitume gelé. »
Tout au long de cette histoire, il ne faudra pas se fier à ce que l’on voit ou sait. Iban Urtiz, dont c’est le premier emploi, en est le parfait exemple. Son nom, basque, ne signifie rien puisque, élevé par sa mère en Savoie, il ne connait pas du tout la région et encore moins le parler basque. C’est un « erdaldun » pur jus. Le rédacteur en chef de « Lurrana » lui confie l’enquête sur la disparition d’un jeune basque Jokin Sasco. Pour ce faire, il doit faire équipe avec Marko Elizabe, autre journaliste du canard qui, lui, est un basque pur jus, un « abertzale ». Comme toutes les cohabitations, celle-ci sera ardue, d’autant que Marko travaille dans son coin sur cette disparition. Mais, est-il net ?
Nous voici au cœur de la guerre sale entre l’ETA, les polices espagnoles, françaises et…. quelques mercenaires, nom moins sympathiques à mes oreilles que barbouzes.
Je découvre un récit haletant, parfaitement ficelé, d’une écriture sans fioriture au pays où un kidnapping de membres vrais ou supposés de l’ETA, s’appelle « l’incommunication ». Drôle de mot pour ce que subissent ces personnes. Tortures en tout genre, viol, dépersonnalisation… c’est sûr qu’il y a de l’incommunication entre les tortionnaires et les séquestrés !
En plus d’être un thriller, c’est un livre politique où je fus déroutée, effrayée, scandalisée. Il y a de la matière, c’est dense. Marin Ledun me fait découvrir cette lutte basque où tous les coups sont permis, où Iban Urtiz doit toujours avoir en mémoire ces termes « A qui profite le crime » pour essayer d’avancer. Marin Ledun offre une belle photographie des luttes. Pourquoi tant de mois avant la reconnaissance de la mort ? Que font ces espagnols à traquer les membres de l’ETA sur le sol français ? Pourquoi l’on tourne toujours autour du pot, les autorités françaises ferment-elles les yeux sur tant d’exactions ? Il y a-t-il encore de la torture en France pour des raisons politiques (enfin officiellement) ?
Marin Ledun flirte avec les frontières au propre comme au figuré. Elizabe, on ne sait pas trop de quel côté il se situe si ce n’est qu’à des lieues d’Urtiz, quoique… La police joue un double jeu, le procureur n’est pas net du tout, même les séparatistes éditent un communiqué pouvant laisser à penser. Bref, tout le monde sait quelque chose mais personne n’ose dire les mots par peur de… Je ne parle même pas des mercenaires à la solde du gouvernement espagnol qui n’ont plus aucune « justification » puisque le GAL est déjà dissout lors de « l’incommunication » de Jokin Sasco.
Elizabe et Urtiz ont cherché la vérité, s’en sont approchés, s’y sont brûlés. Pourquoi ? Pour rien.
Dernier paragraphe du livre : « Le jour de mon inhumation, alors que les vers et l’oubli achevaient de se partager mon cadavre, aucune des personnes présentes n’imaginait un instant que j’étais mort pour rien. Voilà pourtant la seule vérité qui vaille d’être inscrite sur ma tombe. » Dont acte. Cette fin amène, pour moi, la chanson de Brassens :
« O vous, les boutefeux, ô vous les bons apôtres
Mourez donc les premiers, nous vous cédons le pas
Mais de grâce, morbleu! laissez vivre les autres!
La vie est à peu près leur seul luxe ici bas
Car, enfin, la Camarde est assez vigilante
Elle n’a pas besoin qu’on lui tienne la faux
Plus de danse macabre autour des échafauds!
Mourrons pour des idées, d’accord, mais de mort lente
D’accord, mais de mort lente »
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Poulet basquaise amer

Imaginez un chant, basque ou pas, peu importe. Imaginez une seule voix, un solo âpre, prenant, sombre, celui de la disparition d’un homme, Jokin Sasco. Imaginez-la ensuite rejointe par une seconde voix, un peu plus forte, qui renforce la tension de la première, l’augmente, celle d’autres affaires d’enlèvement, de séquestration et de torture d’activistes, présumés ou avérés, de l’ETA. Ajoutez-y encore une nouvelle voix, qui va encore plus loin, plus profondément dans la fange humaine, qui sort des tripes, celle des peu glorieux GAL. Achevez votre harmonie avec la voix de stentor des membres de l’ETA (Euskadi ta Askatasuna) et de Batasuna, vitrine officielle du groupe armé, du financement des uns et des autres pour terminer sur l’entrée en scène du chœur, dans toute sa complexité et sa force, celui des magouilles politiciennes et policières, des trafics en tous genres, de ce qui s’est créé sur les cendres des GAL.

Vous aurez alors une idée de la pelote de laine magistrale de Marin Ledun. A partir d’un simple fil, l’enlèvement de Jokin Sasco, membre de l’ETA, torturé jusqu’à ce qu’il décède accidentellement pendant sa séquestration, il va faire grossir petit à petit son fil avec des affaires et des évènements connectés à cette disparition, directement ou indirectement, jusqu’à ce que ce fil se transforme en une grosse pelote de laine où tout est imbriqué, tout est lié.

Et pourtant tout est clair, tout est limpide.

Marin Ledun réussi à nous faire croire que ce nous avons entre les mains n’est ni plus ni moins que le récit de ce qui s’est réellement passé. Fruit d’une réelle enquête factuelle et d’une somme d’information livrée sous forme de fiction, ce livre fonctionne comme le témoignage d’une époque pas si lointaine que ce que l’inconscient collectif voudrait nous faire croire. Les exactions des uns (ETA) et des autres (GAL, policiers, politiques, procureurs…) ne sont pas si anciennes que cela et la fin définitive de l’action armée de l’ETA n’est annoncée par celle-ci qu’en octobre 2011.

Par l’entremise d’un journaliste extérieur au Pays Basque (Iban Urtiz, basque par son père, il n’en parle pas un mot et a grandi en Savoie), Marin Ledun crée une sorte d’alter ego. Qui de l’auteur ou du personnage entraine vraiment l’autre dans la spirale fangeuse de la situation basque à partir des années 2008-2009, période couverte par l’histoire de Marin Ledun ? L’ETA perd peu à peu la confiance et le soutien du peuple, fatigué par les actions terroristes sanglantes ; l’ETA elle-même semble las de cette lutte, la succession de cessez-le-feu et de reprise des activités armées étant symptomatiques des hésitations en son sein. Sur la dernière décennie d’activisme de l’ETA (à partir de 2002), les années 2008-2009 sont, avec 2002-2003, les deux années les plus meurtrières (elles représentent un tiers des assassinats revendiqués par l’ETA au cours de ses 9 dernières années d’activité).

Le style, parfois journalistique, de la narration, l’histoire, ses tenants et ses aboutissements sont livrés par Marin Ledun un peu comme si cette écriture devait faire fonction de catharsis. Marin Ledun poursuivra cette voie dans « Au fer rouge » qui fonctionne à la fois comme une suite, un complément et une histoire à part dans laquelle on retrouve quelques-uns des protagonistes du présent ouvrage. Marin Ledun ne rejette pas les terribles évènements spécifiquement et directement sur un protagoniste mais pointe tout de même très nettement du doigt les errements de la sphère policiaro –politico-judiciaire. Les gouvernements ont créé, en instaurant les GAL, un monstre hybride aux multiples ramifications dont ils ont tenté de couper tous les membres et qui a pu renaitre de ses cendres et devenir incontrôlable. L’argent, et le pouvoir qu’il contribue à revenir dans les mains de ceux qui en organisent l’afflux et l’appropriation, a favorisé la mainmise des hommes sur l’appareil d’état et sur ses ramifications illégales.

Malgré ce style journalistique, très chronologique dans sa narration et très réaliste qui pourrait laisser à croire qu’il relate des faits réels sous forme d’un article gigantesque, Marin Ledun ne raconte pas les faits tels qu’ils se sont passés mais tels qu’ils se seraient déroulés s’ils n’avaient pas été inventés pour la cause. Toutes similitudes avec des faits avérés ne seraient par contre pas forcément fortuites… Finalement, Marin Ledun s’attache dans ce livre surtout à parler du « comment » des évènements. Le « pourquoi » semble être réservé à « Au fer rouge ».

Je sais bien que dans sa chanson « Hexagone » Renaud fait référence à un anarchiste du MIL et pas à un etarra mais cet extrait s’est imposé à ma mémoire dans ce qu’il dit de la propension de voir la paille dans l’œil du voisin et d’ignorer la poutre qui est dans la sienne, dans cette obscure facilité à ne pas savoir balayer devant sa porte et dans cette propension à focaliser sur un évènement ponctuel et à tout oublier aussi rapidement :

Ils sont pas lourds en février,
à se souvenir de Charonne,
des matraqueurs assermentés
qui fignolèrent leur besogne.
La France est un pays’ de flics,
à tous les coins d’rue y’en a cent,
pour faire régner l’ordre public
ils assassinent impunément.

Quand on exécute au mois d’mars,
De l’autr’ côté des Pyrénées,
Un arnachiste du Pays basque,
Pour lui apprendre à s’révolter,
Ils crient, ils pleurent et ils s’indignent
De cette immonde mise à mort,
Mais ils oublient qu’la guillotine
Chez nous aussi fonctionne encore.

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