Indétectable
Jean-Noël Pancrazi

Folio
février 2014
144 p.  6,90 €
ebook avec DRM 6,49 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

La douleur des invisibles

Il s’est fait arrêter une veille de 14 juillet. Un simple contrôle d’identité dans une station de métro à Paris, peu avant minuit. Mady, un sans-papiers malien, était arrivé en France dix ans plus tôt, dans l’espoir d’y construire une vie. Dix ans, c’est long. Assez pour tomber amoureux, avoir un fils, connaître des gens, travailler, parler sans fin avec un ami écrivain. Dix ans, c’est d’autant plus long quand tout ce qu’on entreprend rate, quand mois après mois la précarité pèse, la peur d’être expulsé augmente. Jean-Noël Pancrazi connaissait Mady, l’hébergeait parfois, l’écoutait souvent. Mady lui parlait de son petit garçon pour lequel il échafaudait mille rêves, de la femme de sa vie, la belle Mariama, qu’il ne savait comment aimer. Mady laissait souvent des affaires chez Pancrazi, peut-être parce qu’il était son seul repère dans une ville qui l’a finalement rejeté. Lorsque Mady a été reconduit à la frontière, Pancrazi n’a rien pu faire pour lui venir en aide. Alors, aujourd’hui, il raconte. Pour donner une voix à l’invisible, l’ « indétectable », comme Mady aimait lui-même se définir.

Il faut toute l’intelligence et la finesse d’un auteur comme Pancrazi pour écrire un tel livre, qui ne sombre jamais ni dans les clichés ni dans la facilité. De sa phrase le romancier approche, pas à pas, cette vie anonyme, si banale de nos jours. Les mille difficultés quotidiennes liées à cette existence précaire apparaissent peu à peu, mais le livre n’est pas un documentaire, et tout l’art de Pancrazi consiste à tirer cette vie d’abandonné vers la littérature, de lui rendre sa dignité, de nous faire partager sa douleur. Douleur des souvenirs, courte vie retracée là et disparue, auscultée avec ses zones d’ombre, de silence, et ses questions sans réponse. Pourquoi d’autres Maliens amis, arrivés en même temps que Mady, ont-ils réussi à faire leur chemin, s’insérer tant bien que mal dans la ville, trouver un emploi, régulariser leur situation, quand Mady –le petit Mady, comme tous le surnommaient- n’y est jamais parvenu ?
Alors Pancrazi sonde, s’interroge, reconstitue, suppose, et regrette. Car un regret infini plane sur ses pages, un indicible sentiment de culpabilité, de rage et de perplexité face à l’enchaînement des faits. Pancrazi imagine, en particulier, l’arrestation et les heures passées dans le centre de rétention, avec d’autres sans-papiers, anonymes compagnons d’infortune, lorsque les jours ici sont comptés. « Ils allaient permettre aux policiers qui les avaient arrêtés d’obtenir, à la fin du mois, la prime du mérite, les félicitations de toute la hiérarchie pour les opérations fructueuses menées sur les quais de Bercy avec, à la clef, la remise de médailles à chacun dans le commissariat ». Une phrase qui constate plus qu’elle ne dénonce. Pancrazi ne tire jamais de conclusion de ce qu’il décrit, ne donne pas non plus dans la grandiloquence ou l’émotion à grand spectacle. Il se contente de nous mettre face à notre responsabilité d’être humain.
On repense à « Montecristi », un précédent texte qui évoquait le sort des clandestins haïtiens en République dominicaine et dénonçait un scandale, une catastrophe écologique provoquée par des industriels américains. Pancrazi, à sa manière discrète et pudique, sa phrase sublime et son empathie, a su retrouver ce rôle parfois oublié de l’écrivain, qui est de montrer ce que nous ne voyons pas.

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