La clandestine du voyage de Bougainville
Michèle Kahn

Points
mars 2014
246 p.  6,70 €
 
 
 
 Les internautes l'ont lu

Un voyage à entreprendre

Qu’attend-t-on d’un roman ? Qu’il nous entraîne à découvrir de nouveaux lieux, des personnages hors du commun, et pourtant humains, qu’il nous instruise tout en nous distrayant, qu’il nous fasse poser des questions que l’on se dit être essentielles ? Oui, certes, tout cela à la fois. Un roman réussi, c’est une capsule d’émotions et de satisfactions.
C’est précisément ce que l’on ressent à la lecture de LA CLANDESTINE DU VOYAGE DE BOUGAINVILLE, de Michèle Kahn.
Il raconte, ainsi que nous en informe la 4e de couverture, de l’exceptionnelle aventure (vécue) d’une jeune femme, Jeanne Baret, embarquée dans le tour du monde scientifique de M. de Bougainville, aux côtés de son amant, le naturaliste Philibert Commerson, chargé de rapporter au Roi de France des espèces botaniques rares.

En ce temps-là, aucune femme n’était tolérée à bord d’un navire, pour toutes les raisons que l’on imagine. La sanction, en cas de découverte, était de taille, et sa perspective terrifiante pour l’intruse.

Mais l’héroïne, Jeanne Baret passe outre, avec une audace et une compétence étonnantes, dont le récit qui vous tient en haleine une bonne partie du livre. Elle est, sans le savoir, une aventurière du féminisme, ce que Michèle Kahn, en dévoilant ses pensées intimes, nous fait comprendre avec beaucoup de délicatesse.

Par exemple, quand elle décrit la manière dont Jeanne, renommée Jean, envie les hommes qui, en cas de grosse chaleur peuvent marcher torse nu et nu-tête, alors que les femmes, de surcroît, se devaient de revêtir bonnet ou chapeau.
Ou quand elle rêve de pouvoir exercer sa passion, et de savoir écrire comme un homme. Cette Jeanne-là comprend que le pouvoir vient avec les connaissances…

Toutes ces allusions permettent, au passage, de mesurer les effets du balancier que le temps nous assène.
Qui aurait cru que des femmes pourraient à nouveau être forcées de porter un vêtement qu’elles n’auraient pas choisi de revêtir ? Ou de se priver d’en porter un autre – d’une jupe par exemple ?…

Au-delà de l’histoire romanesque de cette femme étonnante, on ne peut qu’être soufflé par la phénoménale richesse lexicale mise en œuvre.
Jugez-en avec cette citation, en date de 1767 :
« … taille-mer cassé, de même que de même que le grand chuquet et son jattereau, tous les mâts d’hune ne tenant plus dans leurs chuquets, tenons mangés par le frottement… »)

Au fil des lignes, on se met à tanguer, à ressentir les effets du mal de mer et de l’angoisse, tant sont réalistes celles qui décrivent la tempête dans laquelle se trouve prise la flûte. Flûte ? Mais oui. En bois, de surcroît !

Par bonheur, notre haut-le-cœur cesse lorsqu’arrive la cueillette de plantes et de fleurs aux noms délicieux : canamelle, centaurée, épilose, épervière, eupatoire ou (enfin !) une plus familière campanule. Et heureusement, viendra la découverte de l’incontournable bougainvillier, à la fleur nommée bougainvillée « un arbrisseau paré de bouquets d’un violet somptueux »… Autant de termes que les collectionneurs de mots apprécieront. Ils attendront avec impatience chaque mouillage, en se demandant quelles merveilles les héros iront herboriser, avant de regagner leur prison flottante.

De fait, un voyage en mer, en ce temps-là, Michèle Kahn nous le rappelle c’était, outre la famine : la soif, la maladie, le scorbut, les rats, les injustices, les noyades, les pertes humaines, les bons et les mauvais sauvages et, en lisant ce livre, il vous reviendra sûrement les images de Robinson, du Bounty, et plus tard celles de Gauguin à Tahiti, tant est grand son pouvoir d’évocation.

Il est indéniable qu’un roman de Michèle Kahn, c’est… du cousu-main ! Joindre ainsi l’utile à l’agréable (si l’effroi ne l’était pas, Hitchcock n’aurait jamais percé), le savant à la romance, c’est là un joli tour de force ! Une fois de plus, Michèle Kahn nous embarque avec bonheur. Il est de pires galères que de lire ce livre-là.

partagez cette critique
partage par email