La petite communiste qui ne souriait jamais
Lola Lafon

Actes Sud Editions
Babel
janvier 2014
318 p.  8,70 €
 
 
 
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coup de coeur

Y a-t-il une vérité derrière l’icône ?

Montréal 1976. Jeux Olympiques. Ils sont des millions ce jour-là, à être subjugués par la prestation d’une gamine à la poutre, si parfaite qu’elle affole les ordinateurs, incapables de déplacer la virgule pour afficher la note 10,00 que les juges lui attribuent. Le phénomène Nadia Comaneci est né, qui fascine assez Lola Lafon (dont l’enfance s’est déroulée en Roumanie avec sa famille) pour qu’elle décide d’en faire le sujet d’un roman surprenant et incroyablement fort.

Il ne s’agit pas d’un portrait, ni même d’un récit autour des contraintes du sport de haut niveau. A travers un dialogue imaginaire entre la narratrice, qui a entrepris d’écrire sa vie et Nadia, à qui elle soumet ses chapitres au fur et à mesure, l’auteur part à la recherche de la vérité. Mais quelle vérité peut bien émerger des décombres d’un régime dictatorial si verrouillé que « personne ne sait vraiment qui est qui » ?

Le style tout en mouvement, rythmé, saccadé, nous emmène sur la poutre, à la suite de Nadia, qui tel un feu follet, se joue des lois de la gravité. Le propos est souvent violent, parfois cru pour dire les contraintes, les conditions d’entraînement au delà de ce que l’on imagine qu’un corps peut supporter. Violent également lorsqu’il s’agit de montrer comment cette jeune fille est constamment suivie, scrutée, pesée, jugée, livrée en pâture aux commentaires les plus abominables… Surtout lorsque son corps change, qu’elle vit la même transformation que des millions de filles avant elle, le drame du passage à l’état de femme qui dans son cas est une vraie catastrophe. Les extraits des articles de journaux parus à ce moment sont d’une cruauté presque insupportable.

A travers ce personnage au destin hors du commun, auquel elle rend un superbe hommage, Lola Lafon dessine surtout les grandes lignes de l’affrontement Est / Ouest, attachée à combattre l’hypocrisie et les a priori de visions déformées par l’ignorance et la propagande, de chaque côté de la barrière. Lucide mais avec une tendresse bien compréhensible pour les habitants d’un pays qu’elle a bien connu et dont elle parvient à rendre l’ambiance, au delà des clichés.

Un livre d’une force incroyable, qui plonge le lecteur dans un océan de questionnements sur le monde qui nous entoure, le rapport à l’image, le jeu des apparences, les media, la communication… La vérité y est bien cachée. A chacun d’y trouver la sienne.

retrouvez Nicole G. sur son blog  

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coup de coeur

Nadia, une idole au temps du communisme

Voici un livre intense, riche et intelligent dont je recommande chaudement la lecture!

La petite communiste dont il est question est Nadia Comaneci, que tous ceux qui étaient déjà de ce monde dans les années 70 connaissent, même s’ils ne s’intéressent pas particulièrement à la gymnastique ou s’ils étaient alors bien jeunes. Pour tous ceux-là, ce nom plus que familier demeure certainement plus ou moins confusément associé à un talent unique et exceptionnel.
Pour autant, trouvera-t-on un intérêt à lire une biographie, même romancée, de cette athlète? Si vous-même vous posez cette question, je vous réponds sans hésitation: oui, mille fois oui !

Car il ne s’agit pas d’une simple biographie. Je serais même tentée de dire qu’il ne s’agit pas du tout de cela. Au-delà du parcours mythique d’une jeune gymnaste, ce que Lola Lafon essaie d’appréhender, c’est la perfection, son existence et les réactions que celle-ci suscite. En revoyant, grâce à Internet, les prestations de cette petite fille, on est en effet frappé par l’agilité, la rapidité, la précision et la grâce du mouvement. C’est la première fois que l’on voyait une telle maîtrise dans l’exécution de figures parfois inédites.
Lola Lafon ouvre son roman sur la réaction de stupeur et la confusion que cette parfaite technicité a engendrée. Le public et le jury s’interrogent : ont-t-il bien vu ? Les machines permettant l’affichage des notes obtenues s’en trouvent elles-mêmes déréglées. Au lieu d’afficher le premier «perfect ten» de l’histoire olympique, c’est un 1,00 qui apparaît semant encore un peu plus de confusion : les concepteurs n’avaient pas prévu la possibilité de cette note parfaite qui, leur avait-on assuré, n’existait pas…
C’est donc tout d’abord cette forme de perfection que l’auteur s’efforce de circonscrire, en mettant des mots, et de fort beaux, sur ce qui laisse pourtant sans voix.

Bien sûr on demande aussitôt des explications: comment un tel miracle est-il possible ? Lola Lafon, qui s’est amplement documentée, relate la phénoménale force de caractère de cette enfant, dont le talent a pu se développer grâce à un système d’entraînement à nul autre comparable.
Et c’est là que le livre prend une dimension supplémentaire tout à fait passionnante. En effet, cette petite a, aussitôt repérée, été amenée à s’entraîner sans relâche pour repousser toujours plus loin ses limites. On nous décrit une discipline de fer, des heures et des heures de travail, une hygiène alimentaire impitoyable, une complète abnégation, tout cela au service de la promotion d’un régime tyrannique et totalitaire.
Mais ça, c’est le regard que l’on pose aujourd’hui ! Or ce qui est littéralement ahurissant à la lecture de ce roman, c’est de découvrir les comportements des chefs d’Etat, des éditorialistes de presse et, finalement, de la population occidentale en général qui crevaient littéralement d’admiration, de curiosité et d’envie pour ce phénomène. Si Ceaucescu a pu si bien se servir de ce petit bout de femme, c’est bien parce qu’on ne lui demandait pas autre chose !
Peut-on imaginer aujourd’hui que ce dirigeant sanguinaire ait pu être pressenti pour recevoir le prix Nobel de la Paix ? Peut-on imaginer les dirigeants de nos démocraties être amicalement reçus par lui en demandant à voir un entraînement de «Nadia» ? Peut-on imaginer en pleine Guerre froide une star de la télévision américaine venir à Bucarest pour faire une émission spéciale sur la jeune femme, faisant au passage la promotion d’une Roumanie joyeuse ? Peut-on encore imaginer lire sous la plume d’un journaliste du Figaro : «Tel est l’homme. Tel est le dirigeant politique qui n’accepte d’honneurs que celui de conduire son peuple, comme Moïse, dans la terre promise de la prospérité et de l’indépendance.» ? Qu’importe quelques compromissions, the show must go on et le public en redemande…
Allant plus loin encore, le roman montre comment les pays de l’Ouest ont à la première occasion récupéré les entraîneurs de l’Est, fermant alors les yeux sur les excès de leurs méthodes, pour les appliquer à leurs propres petites filles, et tenter de rafler enfin les médailles tant convoitées.
D’autant que l’adorable idole qui virevoletait hier avec grâce est aujourd’hui devenue une jeune femme. En deux ou trois ans, le corps de Nadia a évolué, a pris des formes, n’a plus tout à fait la même agilité. Lorsqu’elle revient aux JO suivants, on ne lui pardonne pas de ne plus se conformer à l’image qu’elle avait donnée d’elle même. Les mots sont très durs à son égard, et il faut créer de nouvelles idoles à adorer.
Renvoyant dos à dos communisme et capitalisme ultralibéral, Lola Lafon, qui a elle-même vécu une partie de son enfance en Roumanie, refuse ce tableau simpliste et réducteur d’un pays uniformément gris et triste. Sans en minimiser les dramatiques événements, elle s’interroge simplement: que l’on vende un régime ou des produits, quelle différence finalement pour l’individu qui doit coûte que coûte remporter des victoires pour donner de la visibilité à celui qui lui donne les moyens de s’entraîner ?

Quant à Nadia, il reste le portrait émouvant et tendre d’une jeune fille à la trempe exceptionnelle qui sut tant bien que mal résister à la tourmente médiatico-politique et jouer de ce qui lui était offert pour parvenir à atteindre les objectifs d’excellence qui n’appartenaient qu’à elle.

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Trop parfaite ?

Mais qui est donc cette gamine de quatorze ans avec des couettes, sortie de nulle part, qui affole les compteurs et coupe le souffle du jury et des spectateurs du monde entier lors des épreuves de gymnastique aux JO de Montréal en 1976 ? Presque quarante ans après ses exploits, le roman de Lola Lafon se penche sur l’énigme Comaneci, surnommée la « fée des Carpates », qui fait tourner les têtes en pleine Guerre Froide.

C’est dans un pays appartenant au bloc de l’Est que l’ex championne a été formée à la dure par Béla Karolyi, homme ambitieux au passé trouble, qui l’a repérée par hasard quelques années plus tôt, alors qu’il était à la recherche de fillettes pour monter une école de gymnastique d’envergure en Roumanie. A la voir voltiger, légère comme une plume et s’élancer sans vaciller dans des enchaînements sans-faute sur un air de charleston, qui aurait soupçonné les entraînements abusifs, les privations, l’épuisement chronique subis par Nadia Comaneci pendant ces quelques années de grâce où l’on scandait son nom à chacune de ses apparitions, et où toutes les adolescentes voulaient ressembler à ce frêle lutin androgyne qui repoussait toutes les limites ? Gymnaste extraordinaire venant d’un pays que personne ne situait auparavant sur une carte, elle a été glorifiée en même temps qu’instrumentalisée, son image et ses dons utilisés à des fins politiques, encouragée à courir les compétitions et à ramener des médailles pour devenir le hochet du Camarade Ceausescu qui la donne en exemple de la nation modèle qu’il voulait créer dans sa folie totalitaire.
Mais les prémices de ce qu’elle appelle « la Maladie » apparaissent avec l’adolescence : son petit corps parfait et asexué change inexorablement. Malgré des restrictions encore plus draconiennes, Nadia n’est plus Comaneci, et les médias, nostalgiques de l’adorable « robot communiste de quarante kilos » qui faisait rêver les foules, renversent l’icône de l’Est et la piétinent cruellement, ahuris et outragés devant ce scandale de la nature qui transforme leur petite chose en « tas de chair ». Alors la gymnaste la plus célèbre de tous les temps se rapproche du pouvoir, on dit qu’elle se laisse corrompre, elle alimente la presse à scandales jusqu’à sa dernière trahison, lorsqu’elle fuit à l’Ouest pour rejoindre les Etats-Unis juste avant la chute du bloc soviétique.
La narratrice donne la parole à une Nadia Comaneci adulte, qui commente avec cynisme les bons sentiments capitalistes, guère supérieurs aux meilleures intentions communistes, et réfute les idées reçues : non, elle ne s’est jamais sentie manipulée ni prisonnière d’un système, et oui, le soleil brillait aussi en Roumanie. Avec un mélange de lucidité et d’amertume, elle s’interroge sur ce qu’il reste des fantasmes alléchants vendus à peu de frais par le libéralisme sauvage. La Roumanie ne fait plus rêver, elle a perdu son identité en même temps qu’elle a perdu sa championne.

Le portrait tout en nuances de Nadia Comaneci est réalisé par une auteure qui nous fait participer à son enquête passionnante, avançant sur les traces de celle qui a révolutionné le monde de la gymnastique avant de retourner sagement dans l’ombre des destinées ordinaires.

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