L'Audience
Oriane Jeancourt Galignani

Le Livre de Poche
août 2014
288 p.  6,90 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu
coup de coeur

guilty or not guilty?

L’affaire est l’une de celles – innombrables – venues frapper à notre porte depuis les États-Unis, cet universel réservoir à faits divers. Le genre d’histoires que l’on a vu s’afficher, pixélisée, sur la bannière d’un mauvais site internet, ou que l’on a lue, finement analysée, entre les pages de nos quotidiens nationaux. On est incapable de situer le comté sur une carte mais on se rappelle encore le reflet de la blouse orange de l’accusé sur nos écrans de télévision. De l’une de ces histoires, Oriane Jeancourt Galignani s’empare. Laquelle en particulier, peu importe. Une histoire américaine, à la fois proche de nous, comme le sont devenus les paysages d’un territoire dans lequel on n’a parfois jamais mis un pied – proche et en même temps absurde, aussi incompréhensible que nous le paraissent les aberrations du plus puissant pays du monde. L’obésité morbide, Bush, les églises évangélistes. Cette fureur monstrueuse qui enveloppe à nos yeux l’Amérique et qui en fait, résolument, le territoire romanesque par excellence.

Deborah Aunus est jugée. Deborah, petite trentaine, maman prof dans une bourgade du Texas. Deborah, femme d’un gars parti sous le drapeau en Afghanistan. Deborah et sa peau de blonde, son break Lexus. Son petit garçon asthmatique. Pourquoi se retrouve-t-elle au tribunal ? Parce qu’elle a couché avec certains de ses étudiants, des gars majeurs, vigoureux, et bougrement consentants. Mais en vertu d’une loi texane votée en 2003 pour « protéger les élèves de leurs professeurs » – et ce, quel que soit l’âge de l’élève ! – Deborah a commis un crime passible de cinq ans d’emprisonnement. Et pendant les quatre jours que durent l’audience, publique, sous l’œil avide des jurés et des caméras, son intimité sera dévoilée dans ses moindres replis. Tous les supports narratifs y passent, plus ou moins brouillés par l’intention de ceux qui les prennent en charge : du témoignage trébuchant de ses anciens amants, impuissants face à la machine, navrés d’être là mais ballots, livrés à leur indéniable immaturité, jusqu’à la cruelle objectivité d’une orgie filmée en téléphone portable, projetée à un public qui se fait alors violeur. Habile mise en abyme, d’ores et déjà, du geste romanesque : auteur déshabilleur, lecteur voyeur.

Qui est Deborah Aunus, cette femme au patronyme presque obscène ? Publiant sur Facebook des photos d’elle nue. Adolescente, déjà, la croupe offerte devant le miroir de sa chambre. Femme larguée ou ogresse adultère ? Épouse esseulée ou tyran à l’appétit insatiable ? L’interrogation est rhétorique, bien sûr. En France, a-t-on envie de croire, la question de la liberté sexuelle ne se pose plus dans une perspective judiciaire. Et il aurait été trop facile de représenter Deborah en martyre. Oriane Jeancourt, rédactrice en chef de « Transfuge », bâtit autour de son histoire un double attelage romanesque : l’audience ponctuée de dialogues d’une grande justesse et achevée par un plaidoyer retentissant, et le roman de Deborah, le récit de ces quelques mois de plaisir – récit affranchi de l’astreinte du tribunal où la sensualité le dispute à la précision, où la douceur d’un torse éphèbe, le souffle d’un jeune athlète ou le crémeux d’un décolleté investissent soudain une réalité telle qu’ils laissent peu d’échappatoire au lecteur. Et ce double éclairage porté sur l’histoire – juge et parti – permet au roman de se fondre entièrement dans la déraison américaine, de faire de cette fureur monstrueuse son exclusive unité de mesure. Qu’on le veuille ou non, la sexualité de Deborah nous choque, nous heurte, nous interpelle dans notre chair. Car, de la même façon que nous échappent les lois qui la menacent, cette femme échappe à notre raison.

Il y a dans la manière d’Oriane Jeancourt de raconter les femmes quelque chose de Joyce Carol Oates. La puissance photographique du verbe, évidemment, mais également le refus éthique de justifier ses personnages. Jusqu’au bout, Deborah Aunus entretient ses zones d’ombre. Si sa vérité charnelle explose de chaque ligne du livre, la raison de ses gestes flotte dans le territoire hirsute du passé, du refoulé. Il y est question de pertes et de mère indigne, mais rien n’est jamais qu’effleuré. Restent alors, invincibles, les sons, les odeurs, la trace de griffures sur une cuisse. Le désir. Et c’est bien là, semble-t-il, l’impardonnable. En utilisant le prétexte de l’audience judiciaire, Oriane Jeancourt interroge la liberté de la femme, non seulement dans la société, mais dans la représentation artistique. Et en cela, son texte, dérangeant et électrisant, est une contribution décisive à la littérature féministe.

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La liberté est elle un crime ?

Parce qu’elle a eu des rapports sexuels avec quatre de ses élèves, une jeune professeure, Déborah Aunus se retrouve sur le banc des accusés, face à un jury chargé de juger ses actes. Mais quels actes ? Les étudiants étaient tous majeurs et consentants. Mais voilà, nous sommes au Texas, seul état où ce type de comportement est passible d’emprisonnement.

A partir de ce fait divers qui s’est réellement déroulé aux Etats Unis en 2003, Oriane Jeancourt Galignani bâtit un roman âpre et cru qui n’épargne pas la société ultra puritaine de ces petites villes de l’Amérique profonde. Jusqu’à ce jour, Déborah est plutôt respectée en tant que mère de trois enfants, mariée à un soldat qui combat en Afghanistan, professeur de mathématiques. Déborah est une jeune femme qui cache des fêlures remontant à l’enfance et des désirs de fuite jamais totalement assouvis. Est-ce une raison pour voir son intimité étalée sur la place publique et faire l’ouverture des journaux télévisés ? Quoi qu’il en soit, lorsque la rumeur enfle, alimentée par la mise en ligne d’une vidéo sur les réseaux sociaux, c’est la curée.
Le roman est construit autour des quatre jours du procès de Déborah et s’attache à faire le point sur les sentiments et les motivations qui agitent les différents protagonistes. Procureure en quête de médiatisation, juge faible et aveuglé par ses sentiments, mari qui se réfugie dans la dévotion et dont on ne sait s’il se sent plus coupable que honteux, jurés désireux de garantir les bonnes mœurs de la société. Seule Déborah ne dit pas un mot, étonnée d’être là, spectatrice de son propre procès, même si son silence est perçu comme une preuve d’arrogance. L’auteur la peint en femme libre avant tout. Une femme qui aime le sexe et s’y réfugie, s’offrant ainsi des moments de total oubli. Lorsqu’elle était adolescente, c’était les mathématiques qui lui offraient l’évasion dont elle avait besoin. Que s’est-il passé pour qu’elle ait soudain besoin d’autres hommes que son mari et qu’elle se tourne vers ses élèves ? Sûrement faut il chercher les réponses dans les manques affectifs et les espoirs déçus… La figure du frère, envolé un beau matin… Mais la romancière ne fait que suggérer et laisse à chacun la possibilité de ressentir les choses à sa manière. Avec néanmoins un traitement assez croustillant du personnage de la mère de Déborah… Une mère que l’on ne souhaite vraiment à personne.

En livrant ce roman, c’est un peu comme si l’auteur avait voulu rendre justice à Déborah en réparant les effets de ce qu’elle perçoit comme une terrible injustice, ce déballage incroyable auquel elle a été forcée. Sous sa plume, les charges qui pèsent sur les spectateurs, les jurés, la procureure, le juge et même la famille de Déborah sont bien plus accablantes que celles auxquelles la jeune femme a dû répondre. A commencer par cette femme sénateur à l’origine de la loi qui définit comme un crime tout rapport sexuel entre un élève et son professeur, persuadée que jamais cette loi ne sera suivie à la lettre et qu’elle n’enverra jamais personne en prison…

Je me suis laissé captiver par cette plongée dans l’Amérique profonde, prise par l’écriture sèche de l’auteur qui semble restituer les pensées les plus sombres tapies dans les crânes de l’entourage de Déborah. Récit implacable, traitement sobre et juste. Voilà qui est fait avec beaucoup de talent.

Retrouvez Nicole G.

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