Le Professeur et la Sirène
TOMASI DI GUISEPPE

Nouvelle traduction de Jean-Paul Manganaro
EDITIONS LIVRE DE POCHE N° 3327
avril 2014
155 p.  5,90 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

A la recherche du monde perdu

La genèse de certains romans constitue un roman à elle seule. Ou, plus exactement, les grands romans ont toujours une préhistoire romanesque, faite de manuscrits voués aux flammes, de tiroirs secrets et de succès posthumes. « Le Guépard » a été écrit d’une traite par un vieux prince sicilien entre 1955 et 1956. Comme tous les chefs-d’œuvre, le roman a d’abord été refusé, et le vieux prince est mort avant de voir l’Italie – puis le monde entier – se prosterner devant lui. Depuis, l’histoire de la vie de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, cette oisiveté d’aristocrate méridional, se confond avec celle de la publication de son seul et unique roman, et avec celle de Don Fabrice, le prince mélancolique qui offrit à Burt Lancaster l’un de ses plus beaux rôles. Et le mythe a enflé. Faute de pouvoir interroger l’écrivain, les exégètes partirent en pèlerinage vers sa terre suppliciée. Ils rencontrèrent sa veuve, eurent accès à des carnets, des manuscrits biffés que celle-ci renâcla à laisser publier. Il fallut donc attendre la mort de la veuve pour accéder à une version fidèle de ces trois nouvelles et ces « Souvenirs d’enfance », sorte de réservoir romanesque du « Guépard » qui nous immerge dans l’horizon esthétique de Lampedusa et que Jean-Paul Manganaro a retraduit et commenté dans une nouvelle édition lumineuse.

En effet, il y a beaucoup du « Guépard » dans ce recueil de textes. Les mêmes chiens « bien élevés » aux babines tombantes, les mêmes palais gigantesques recouverts de tapisseries élimées, qui semblent s’agrandir par enchantement au fil de la plume, passant de petits salons cachés en salles de théâtre baroques, avec parterre et loges privatives. La même attention pour le goût de la vie, les oursins « sanguinolents » de la nouvelle charnelle et fantastique « Le professeur et la sirène », les pâtes baignant dans l’huile et les lourds couverts d’argent avec lesquels d’entières familles les engloutissent sous des lustres centenaires, dans « Les Chatons aveugles ». Les mêmes places assommées par le soleil, où les pauvres discutent des riches – pour combien de temps encore ? – dans une Sicile qui se sait sur la brèche et qui pressent pourtant que « pour que tout reste tel que c’est, il faut que tout change ». Les mêmes personnages hors du temps, comme condamnés à vivre en retard : ce professeur de grec, vieux célibataire couronné par les universités les plus prestigieuses, qui ne s’exprime que par aphorismes, et pleure sa terre sicilienne et la sirène qui l’introduisit, un été durant, aux plaisirs de la chair. Ce professeur qui, tel le prince Salina, mourra loin de chez lui, dans une époque à laquelle il n’a jamais appartenu. Cette même ironie bienveillante, enfin, qui appose sur chaque personnage, sur chaque être vivant (jamais les chiens n’ont été mieux célébrés que par Lampedusa), une sorte de double regard : impitoyable – débusquant la comédie sociale et les péchés d’orgueil – et puissamment empathique.
Car Lampedusa est le digne héritier de Proust. Chez lui aussi, les objets sont les réceptacles d’une vie intérieure. Aussi doit-on lire les infinies descriptions qui émaillent ces « Souvenirs d’enfance » comme des incursions, aussi sensitives que psychanalytiques, dans un territoire mythique qui annule tout rapport rationnel au temps. La fertilité inouïe de l’imagination enchante le réel ; chez Lampedusa, un escalier ou une tâche d’humidité racontent une histoire et, plus encore, attestent d’une personnalité. Et il y a quelque chose de profondément émouvant à savoir que les textes réunis dans ce recueil n’ont pas été écrits pour être présentés au public tels quels; quelque chose qui en rend la lecture fugitive et intime. Ce prince sicilien, terrassé en trois mois par un cancer du poumon, un an seulement après avoir détaché son fulgurant « Guépard » et sans avoir eu le temps de continuer son œuvre, avait vu depuis longtemps s’effondrer son monde. Malgré le caractère inachevé de certains de ses textes, les vertus régénératrices de l’écriture explosent entre les pages du « Professeur et la sirène » ; la littérature fait renaître des demeures détruites par la guerre et des parents disparus – un monde à jamais éteint qui chatoie sous la force de la poésie. Et le lecteur de chercher dans ces éclats de pépite le reflet d’un homme qui avait choisi sa patrie d’élection : l’écriture.

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