Marina Bellezza
Silvia Avallone

traduit de l'italien par Françoise Brun
J'ai lu
août 2014
605 p.  8,60 €
ebook avec DRM 17,99 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Un roman indocile

Il y a des romans impeccables. Écrits au cordeau, jamais un mot de trop, une narration maîtrisée au paragraphe près. Du format juste, de bon goût, habités de personnages subtils et insaisissables. Des romans qui flattent notre esprit et récoltent les lauriers qu’on est bien obligés de leur attribuer. Et il y a les autres. Les romans mal élevés. Capricieux, exubérants, aguicheurs. Des romans qui ne pèsent pas leurs pages, se fichent des plans et s’introduisent chez vous sans frapper. Des romans qui auraient un tas de raisons de vous agacer mais qui, parce qu’ils sont traversés de cette violence démiurgique qu’est la fiction, vous retournent le cœur, les tripes et la cervelle.

Marina Bellezza, personnage éponyme de la toute fraîche tornade Silvia Avallone, est à l’image du roman qui la fait naître : excessive. Belle à en crever, peu adepte de la retenue, elle irradie de sa chevelure blonde le morceau de terre sur lequel il lui a été donné de pousser : le Biellois, au dessus de Turin, région montagneuse ravagée par la crise économique et la mort de l’industrie textile. À quatre ans, avant que son père ne prenne la poudre d’escampette et sa mère l’autoroute vers l’alcoolisme, Marina a chanté dans une pub pour un cuisiniste local. Et découvert l’ivresse de plaire. Mais aujourd’hui, seize ans plus tard, elle voit au-delà des fêtes de village et des animations de supermarché. Marina, comme tant de compatriotes, se rêve à la télévision. Et elle possède pour cela tous les outils : un corps de rêve, peu de principes, et une maîtrise infaillible des réseaux sociaux. Sa trajectoire pourrait être fulgurante, sauf que l’amour s’en mêle. L’amour, sous les traits d’Andrea, souvenir à vif, ex historique réapparu dans sa vie avec l’intention de la reprendre une fois pour toutes. Les contraires s’attirent, n’est-ce pas, et Andrea est tout ce que Marina n’est pas : fils de bourgeois, politiquement révolté, prêt à envoyer valser son doctorat pour s’établir comme fermier dans les alpages et reprendre le flambeau d’une entreprise millénaire.

Ultra-médiatisation versus retour aux sources : deux visages de la jeunesse européenne, deux voies que Marina et Andrea défrichent chacun de leur côté, en inconfortables témoins de notre époque. Quand on la rencontre – affable, vive et sensuelle –, l’écrivaine insiste d’ailleurs sur ce point : la dimension politique de son roman. Marina et Andrea sont les aventuriers d’un nouveau « Far West » – d’où le fil rouge du Texas, lieu d’exil du frère d’Andrea et leitmotiv esthétique du récit –, deux ambassadeurs d’une génération saccagée. Mais le roman de Silvia Avallone est indocile. Et ce qu’il génère à l’insu de son auteure, son âme, sa chair, ne rentre dans aucun discours.

Car la puissance au cœur du roman, ce cerf incontrôlable qui renverse l’histoire de l’intérieur, comme il a renversé, dans les premières pages du livre, la voiture d’Andrea, semble souvent dépasser son auteure. Pythie grisée par ses personnages, Avallone, 30 ans tout juste et déjà un best-seller au compteur – « D’Acier », paru en 2011 – devient médium de son époque. Elle met la main sur ces deux cow-boys et écrit leurs tumultes. Ou plutôt se laisse-t-elle écrire par eux. Par ces atermoiements tragiques et adolescents – rarement n’a été racontée avec autant d’acuité émotive la sauvagerie d’une première passion –, par ces allers-retours incessants, fausses ruptures et vraies trahisons, indécisions, coups de tête et coups de théâtre. À Andrea, Marina et tous les éclopés magnifiques qui les entourent, elle donne sa plume vivace, juvénile – à l’affût –, et écrit la rage d’une génération, avec tout ce off-limit et ce bigger than life qui rend les moins de 30 ans si énervants.

Accueillez l’outrance de « Marina Bellezza », offrez-vous ce shoot de roman à l’état brut. Vous en sortirez groggy et un peu déprimé, mais c’est bien là le propre de la littérature : rendre fadasse la réalité.

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