Passé imparfait
Julian FELLOWES

traduit de l'anglais par Jean Szlamowicz
10 X 18
mai 2014
645 p.  9,60 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

De « Downton Abbey » à « Passé imparfait »

Julian Fellowes connaît sa gentry sur le bout des doigts. Il en a fait le sujet de son premier roman « Snobs », d’un film « Gosford Park » et de la célébrissime série « Downton Abbey ».  Il réitère avec ce « Passé imparfait », mais sur un registre un peu plus grave.

Damian Baxter est un homme d’affaires richissime qui vit, solitaire, dans son domaine de la campagne anglaise. Il contacte un ancien ami de jeunesse. Cela fait quarante ans que les deux hommes ne se sont pas revus après qu’une dispute épique ait mis un terme à leur amitié. Damian est mourant. Dix ans plus tôt, il a appris par une lettre signée « le dindon de la farce » qu’il serait père. Fille ? Garçon ? Le courrier ne le dévoile pas. Le businessman charge donc son ancien copain de retrouver la mère de cet enfant à qui, avant de disparaître, il souhaite transmettre son immense fortune.

Le narrateur part à la rencontre des cinq femmes susceptibles d’avoir donné à Damian une progéniture, femmes qu’il a lui-même fréquentées et pour l’une d’entre elles profondément aimée . Et c’est une plongée dans son propre passé qu’il entreprend à son insu. Que sont devenus celles et ceux de cette période dorée maintenant révolue ? Lui-même, écrivain confirmé, a-t-il accompli toutes ses aspirations ? Déconvenues, révélations sont au rendez-vous de cette quête car revisiter sa jeunesse et la confronter à la réalité de l’âge mûr n’est pas anodin et peut se révéler cruel.

Avec talent, Julian Fellowes dresse un portrait acéré de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie britannique d’alors,  qui se pensaient les arbitres des conventions et des élégances. Qu’un impétrant mette une tenue inadéquate, prononce une remarque inappropriée -qu’il dise « cher monsieur » à la place de « sir »- ou bien qu’il s’installe dans un quartier jugé impensable et les portes de ce cercle lui étaient fermées à  jamais. Mais ce monde s’est effondré, cédant la place à une nouvelle ère avec ses codes, ses normes et ses modèles. Les puissants d’autrefois ont perdu leur pouvoir, leurs prérogatives, leur terre, parfois leur fortune au profit d’individus qu’ils n’auraient jamais daigné recevoir chez eux.

Mais au-delà de cette étude sociologique sur l’évolution de la société britannique des quarante dernières années, Julian Fellowes se penche avec tendresse et nostalgie sur ses personnages. Ont-ils réalisé leurs rêves d’antan ? Leur ambition a-t-elle été satisfaite ? Leur bonheur présent ? Le retour sur le temps génère souvent désillusions voir désenchantement.

Mais en bon Anglais « never explain, never complain », l’auteur ne s’apitoie pas et truffe son texte d’humour. Il y a deux scènes d’anthologie absolument désopilantes : une soirée où les brownies ont été bourrés de haschich et une réception avant un bal dans la tonalité d’un « Qui a peur de Virginia Woolf » moderne. Il n’y a qu’un seul petit reproche à lui adresser: dans son souci du détail, Fellowes distille l’étiquette par le menu et s’autorise des digressions qui, parfois, alourdissent le récit. Mais ce « Passé Imparfait » est enlevé, parfois mélancolique, émouvant et formidablement divertissant.

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coup de coeur

Splendeur et misères de la haute société anglaise

« Un roman qui parle du temps et de ses effets sur chacun d’entre nous », voilà comment Julian Fellowes qualifie lui-même son livre dans sa post-face, juste au moment où le lecteur s’apprête à refermer l’ouvrage, encore ému, chamboulé par la révélation finale autant que par la magistrale démonstration. En replongeant son héros dans son passé, quarante ans en arrière, l’auteur l’oblige à confronter sa réalité à ses espérances et ses croyances de l’époque. Une douleur peut-être nécessaire pour trouver la paix.

Mais, pour le lecteur, c’est également l’occasion de s’immerger dans la haute société londonienne, à la fin des années 60, au moment où les temps changent et commencent à bouleverser l’ordre établi. A cette époque, on faisait encore La Saison, cette succession de réceptions et de bals destinés à faciliter les rencontres entre les membres de la bonne société. Un cercle bien gardé, où il fallait montrer patte blanche pour avoir la chance d’être admis. Un monde régi par des rites et des valeurs qui peuvent aujourd’hui sembler désuets… Dès le début du livre, l’ombre d’une scène inaugurale plane. Cette scène a eu lieu à l’été 70 avec des conséquences terribles sur les personnes présentes. Le lecteur ne saura rien de cette scène avant les dernières pages, tout juste est-il informé qu’elle a provoqué la rupture des liens entre tous ses protagonistes. En premier lieu ceux du narrateur avec Damian Baxter.
D’où sa surprise, quarante ans après, de recevoir une invitation de Damian Baxter à venir le rencontrer dans sa somptueuse propriété. Damian Baxter, un homme qu’il affirme détester depuis cette fameuse scène. Damian Baxter, l’homme qu’il a introduit dans son monde, comme le loup dans la bergerie. Depuis, Damian Baxter a fait fortune et nul doute que les grandes familles qui autrefois le regardaient de haut l’accueilleraient désormais bien volontiers en leur sein. Mais Damian Baxter est mourant. Et il a une mission à confier au narrateur : retrouver l’enfant qu’il aurait pu avoir avec l’une des jeunes femmes de leur petit groupe de l’époque, lui dont toutes les filles étaient amoureuses au grand dam de leurs familles. Il y a six noms sur la liste et autant d’histoires et de vies à remonter.

Par des allers-retours entre passé et présent, l’auteur fait revivre ce monde bien singulier et met surtout en évidence les effets de ses contraintes sur des vies entières, notamment celles de ces jeunes filles prises au piège de leur milieu. Leurs tentatives pour s’en échapper ou, au contraire, leurs renoncements permettent de dessiner une jolie galerie de personnages. Et puis, n’oublions pas que nous sommes en Angleterre, celle du « keep calm ans carry on » ou du « never complain, never explain »… Cette exploration fournit une riche matière au narrateur qui s’interroge, entre tendre nostalgie et critique caustique, sur les évolutions d’une certaine classe sociale rattrapée par la modernité ou les effets de la mondialisation, dressant au passage un savoureux portrait de la société britannique.

On ne lâche pas ce livre, tant pour l’histoire, le suspense bien entretenu que pour ce qu’il raconte de l’Angleterre, avec cette plume britannique reconnaissable entre toutes. On sourit souvent mais à la fin, c’est bien l’émotion qui gagne à travers le voyage en lui-même auquel se livre le narrateur. La vie, le temps qui passe… et au milieu de tout ça, chacun fait de son mieux. Superbe !

Retrouvez Nicole G. sur son blog 

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