critique de "Quand j'étais drôle", dernier livre de Karine Tuil - onlalu
   
 
 
 
 

Quand j'étais drôle
Karine Tuil

Le Livre de Poche
août 2008
320 p.  7,40 €
 
 
 
 Les internautes l'ont lu

« L’Amérique, je veux l’avoir et je l’aurai ! »

J’ai lu ce livre après L’invention de nos vies, roman admirable, qui m’a donné envie de rembarquer très rapidement avec Karine Tuil. Je suis donc repartie pour l’Amérique. J’ai retrouvé bien sûr certains thèmes qui semblent véritablement habiter l’écrivaine mais le voyage est différent et en tous cas cette fois encore enrichissant. Comme dans l’Invention de nos vies, nous suivons le parcours d’un homme vivant, passionné, qui désire aller au bout de ses rêves.

Jérémy Sandre est un humoriste français. Il a tout du personnage résilient qui, en apparence a réussi mais dont les blessures, les fragilités et les doutes restent bien dissimulés derrière une jolie façade sociale. Il a du succès dans l’hexagone et se sert de sa notoriété et de son argent pour se protéger. En réalité, il n’est pas heureux. Il aspire à autre chose, il décide donc de partir outre atlantique, pour poursuivre et développer sa carrière là-bas. Il est accompagné par sa compagne Natalia, d’origine russe qui est passée du communisme aux disques de Joe Dassin avant de se laisser saisir par le rêve capitaliste américain.

Dès la première page pourtant, nous savons qu’un drame a eu lieu, puisque le narrateur personnage nous parle depuis une cellule de prison, il nous dit qu’il a tout perdu, qu’il est devenu l’ennemi de la France et de l’Amérique. Il y a un cadavre aussi mais nous ignorons son identité.

« La chanson de l’Eldorado »

Bien mis en appétit, nous sommes prêts à découvrir toute l’histoire. Jérémy a embarqué en dépit de toutes les menaces et tentatives de découragement. Il semble avoir entendu la chanson de l’Eldorado, il a américanisé son nom, il s’est visualisé tout en haut de l’affiche mais, en réalité il est prêt à boire la coupe jusqu’à la lie. Plus que la gloire et la réussite, celui qui est devenu Jerry Sanders, paraît surtout chercher à se fuir lui-même pour mieux se retrouver et cela, en devenant un autre…

Mal dans sa peau étriquée de petit français, malgré sa réussite dans son pays d’origine, cet homme qui n’a jamais digéré son passé d’enfant non désiré est devenu ce qu’il a pu : un type drôle. Son don pour susciter le rire lui a permis de s’en sortir. Pourtant il se sent chenille, il s’interroge sur ce qu’aurait pu être sa vie sans ses déterminismes et rêve du papillon qu’il devine en lui et qu’il pourrait devenir s’il parvenait à s’extirper de son cocon, aussi protecteur et confortable que délétère. Alors il agit. Jérémy devient Jerry car la chenille ne peut renoncer à la métamorphose, tant pis si celle-ci est douloureuse, elle est dans l’ordre des choses, c’est un destin. Alors il choisit de le vivre et pour une fois, il a l’impression d’être celui qui tient la barre.

Aux Etats-Unis, il retrouve Mary, sa fille, qui vit là-bas avec sa mère. Elle est née de ses amours prématurées avec une jeune américaine pendant un voyage d’étudiant. Mary, tout comme lui s’est invitée dans la vie de ses parents sans avoir été programmée ni désirée et c’est un peu comme s’il avait envers elle une sorte de dette karmique pour avoir permis à ce schéma, dont il a tant souffert, de se reproduire.

En dépit de tous ses efforts, la réussite qu’il espérait ne vient pas, il s’enlise dans les petits boulots, sa compagne déçue s’éloigne de lui et il se perd dans le jeu. Il lutte dans d’Amérique de Bush, la même Amérique paranoïaque que celle de l’Invention de nos vies. Les héros des deux romans, ces deux créateurs d’existences, auraient très bien pu se croiser d’ailleurs. Débordant d’un sentiment de fatalité face au contexte international, Jérémy se sent petit et impuissant. Pour ne pas attrister sa famille, restée en France, et peut-être par orgueil aussi, à la manière d’un Jean-Claude Romand, il leur ment, il construit pour eux une réalité dans laquelle il brille sous les feux de la rampe, fréquente les stars et vit dans un loft luxueux. Nous retrouvons encore ici les thèmes du changement d’identité et du mensonge, chers à l’auteure. Jérémy/Jerry est-il devenu fou ? Peut-être, mais que pourrait-on réaliser sans une touche de folie ?

« Il vaut mieux être une ancienne vedette qu’une nouvelle star »

Ironiquement, c’est un acte aussi dramatique qu’inattendu qui apportera à l’humoriste ce que le talent, le travail ou le succès n’ont pas pu lui donner. A travers les tribulations de son héros, Karine Tuil fait une critique douce amère, douloureusement lucide parfois, des réalités du monde du spectacle à notre époque, de la célébrité et elle évoque la place de l’Art en général dans nos vies, trop souvent sacrifié sur l’autel de l’Audimat et des événements médiatiques. L’humour, présent tout au long du texte nous permet de mieux digérer l’ironique et implacable réalité. Le lecteur sourit beaucoup car le narrateur fait son show en racontant son histoire, mais il est invité à une vraie réflexion sur le manque de profondeur et d’authenticité de nos sociétés modernes.

Après avoir découvert la vérité sur l’échec américain de son fils, la mère de Jérémy lui disait : « Il vaut mieux être une ancienne vedette qu’une nouvelle star. » Qui sait ? Une chose est certaine : Karine Tuil écrit de vrais romans, de ceux qui s’inscrivent dans la durée, au-delà des modes et ne cèdent en rien à la facilité.

partagez cette critique
partage par email