Stoner
John Williams

J'a lu
août 2011
377 p.  7,60 €
 
 
 
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coup de coeur

Il se décevait lui-même comme le décevaient son monde et son époque; il en était.

Il se décevait lui-même comme le décevaient son monde et son époque; il en était.

Mon dieu ça faisait longtemps. Être saisie contre mon gré par le sommeil en pleine page, me réveiller en sursaut à 4h39, en manque, foncer hors du lit, lancer une cafetière pleine, ouvrir un paquet de cigarettes et m’oublier dans la vie d’un autre. Rencontrer un livre qui a ce pouvoir est mystérieux et magique, ça ne peut pas vraiment s’expliquer, bien que des éléments tangibles soient forcément à l’oeuvre, pour être ressentis par d’autres que soi, à commencer par la première passeuse : Anna Gavalda.

Dans sa présentation du roman, elle dit ceci :

« …c’est un roman qui ne s’adresse pas aux gens qui aiment lire, mais aux êtres humains qui ont besoin de lire. Or, avoir besoin de lire n’est pas forcément un atout, ce peut être, même, souvent, un handicap. Se dire que la vie, bah… tout compte fait, n’est pas si importante que ça et que les livres pareront à ses manquements, c’est prendre le risque, souvent, de passer à côté. William Stoner donne cette impression de gâchis. D’ailleurs c’est une question qui le hante au moment de sa mort : parce que j’ai aimé lire plus que tout, j’ai déçu mes parents, perdu des amis, abîmé ma famille, renoncé à ma carrière et eu peur du bonheur, ai-je raté ma vie??
Quelques battements de cils plus tard, il y répond et, en essayant de le servir le mieux possible, j’y ai répondu aussi. Car en vérité, et nous pouvons l’avouer, que nos vies soient ratées ou pas nous importe moins que cette question posée par un professeur à ce jeune homme gauche, fruste et solitaire qui n’a encore jamais mis les pieds dans une bibliothèque et qui deviendra mon héros :
«?M.Stoner, M.Shakespeare s’adresse à vous à travers trois siècles. L’entendez-vous???» « 

Difficile de décrire le sentiment de fraternité totale qui m’a saisie à la lecture de ces propos, mais les augures étaient évidemment bons : et le roman ne déçoit pas.

Racontant très simplement (je veux dire sans aucun effet de style, sur le ton d’une conversation informelle avec quelqu’un de très poli) la vie d’un professeur d’université, et sa vie plutôt ratée, effectivement, « Stoner » de John Williams (1965) est un roman envoûtant. Non pas que l’on se reconnaisse en rien, non pas que son héros soit follement attachant, non pas qu’il se passe des trucs de folie; mais alors quoi ? Je ne sais pas, honnêtement, j’ignore ce qui est à l’oeuvre dans cette rencontre : mais elle se produit.

Peut-être, dans une infime mesure, y-a-t-il là comme une sorte de respect, pour un être faillible mais totalement, entièrement et inimaginablement sincère ?

Peut-être est-ce contenu dans les propos de Masters ? :
« – Nous sommes tous de pauvres Tom et nous avons froid…
Le Roi Lear, lâcha Stoner imperturbable.
– Acte III, scène IV, précisa Masters. Eh oui… C’est ainsi que la providence, la société, le destin ou… appelez-le comme vous voulez, a créé cet abri pour nous. Pour que nous puissions nous abriter de la tempête. C’est pour nous que l’université existe. Pour les dépossédés du monde. Ce n’est ni pour les étudiants, ni pour la poursuite désintéressée du savoir, ni pour aucune des raisons que vous avez pu entendre jusque-là. Des raisons, nous leur en fourguons des tas, mais nous ne gardons que les plus simplettes : celles qu’ils peuvent comprendre. »

Peut-être parce que nous avons un jour ressenti, nous aussi, cette révélation ? « – une appréhension du monde rendue possible par les mots, mais que les mots, justement, ne pouvaient traduire -« 

Peut-être parce que la définition d’un professeur nous touche au plus haut point ?
« Il s’exprimait avec plus d’assurance et sentait monter en lui une sorte d’autorité inébranlable et bienveillante. Il se soupçonnait d’être en train de comprendre, avec dix années de retard, qui il était vraiment, et ce qu’il découvrait était à la fois mieux et moins bien que ce qu’il avait imaginé. Voilà, se disait-il, je deviens un enseignant, un passeur, un homme dont la parole est juste et auquel on accorde un respect et une légitimité qui n’ont rien à voir avec ses carences, ses défaillances et sa fragilité de simple mortel. »

Peut-être enfin (et parmi mille autres possibilités, mais il faut bien terminer ce billet à un moment ou à un autre) parce que :
« Cette flamme, cette passion, n’était ni charnelle ni intellectuelle, mais plutôt une force qui les embrassait toutes deux comme si, en plus d’être les corollaires de l’amour, elles étaient son essence même. A une femme ou à un poème, il avait simplement dit : Regarde! Je suis vivant.

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