Sur la scène intérieure: Faits
Marcel Cohen

Folio
mars 2013
160 p.  6,90 €
ebook avec DRM 6,49 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Jamais rien ne disparaît vraiment

La découverte de Marcel Cohen ressemble à un trésor pour happy few. La sortie en poche de son dernier récit est l’occasion de goûter la délicatesse d’une écriture injustement méconnue. On doit notamment à cet auteur discret une trilogie intitulée « Faits », miniatures dans lesquelles il raconte la matière de nos sociétés. « Sur la scène intérieure » est une apostille à ces miscellanées. Marcel Cohen, né en 1937, y lève un pan de rideau sur sa propre vie, construisant un tombeau à sa famille exterminée par les nazis en huit portraits impressionnistes et émouvants étayés par quelques objets rescapés dont les photographies sont ici reproduites.

En septembre 1943, Marcel Cohen échappait de peu à la rafle de la Gestapo dans l’immeuble parisien de la rue de Courcelles où il habitait avec sa famille, issue de la bourgeoisie turque francophone. Il n’avait que cinq ans lors de cette terrible déchirure. Devenu adulte, c’est avec une précision d’enquêteur qu’il rassemble, confronte et recoupe photographies et témoignages, souvenirs et archives, pour faire renaître chaque membre disparu de sa parentèle, tisser des liens entre tous et recomposer une généalogie au complet. Malgré la douleur de la disparition et l’impossibilité de tout se rappeler, le processus de réminiscence crée un roman familial qui balance doucement entre souvenirs d’enfance et présent tangible, avec pour seules pièces à conviction quelques objets familiers qui ont par miracle survécu aux années : un coquetier en bois peint que sa mère avait offert à une cousine, un petit chien que son père avait fabriqué avec de la toile cirée et du crin pour le lui offrir à Noël, la gourmette de sa petite sœur Monique, envoyée à six mois avec sa mère dans un camp de la mort… Et quelle n’est pas sa fierté d’apprendre au détour de conversations banales, des années plus tard, qu’il ressemble à ses ascendants par certains détails, un cran dans les cheveux, un grain de beauté, et un parfum qui toute sa vie le suit, le poursuit, cette eau de Cologne citronnée dont l’odeur est par essence si volatile que sa capture relève à la fois du hasard et de l’opiniâtreté à le découvrir chez tous les parfumeurs des villes où il se trouve.

Marcel Cohen érige une stèle subjective loin des commémorations anonymes et bruyantes qui dissolvent la douleur individuelle dans les litanies générales. Ici, point de grands mots, seulement quelques objets modestes, et surtout des hommes et des femmes de leur temps qui reprennent vie dans leurs flâneries aux terrasses des cafés parisiens, dans leurs trajets en métro et leur appétit pour les feuilles de vigne farcies. Par sa puissance évocatoire, ce livre rejoint l’édifice intime de Georges Perec, un bonheur de lecture pudique et poignant.

 

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Lire l’avis de Marie-Laure Delorme (Le Journal du dimanche), l’une de nos « critiques invités »

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