Titus n'aimait pas Bérénice
Nathalie Azoulai

Folio
fiction
août 2015
304 p.  8 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Quand Racine guérit un chagrin d’amour

En cette rentrée où nombre d’auteurs nous projettent dans un futur sombre, Nathalie Azoulai fait le voyage inverse dans l’un de ses romans les plus beaux et les plus délicats. Son héroïne, ravagée par un chagrin d’amour, se tourne vers le Grand Siècle pour y puiser une consolation. Très prosaïquement et très lâchement, Titus annonce à Bérénice qu’il la quitte, malgré son amour pour elle, car il ne peut sacrifier sa famille à une aventure extra-conjugale . Une femme rejetée par son amant : la même histoire se répète depuis que la littérature existe. Mais les banalités qu’on sert à Bérénice, du genre : « tu n’es pas la première, tu t’en remettras », ne la réconfortent pas. Comment Titus peut-il dire qu’il l’aime et l’abandonner ? Dévastée, elle s’identifie à l’héroïne de Racine : le grand dramaturge doit bien avoir une explication puisque Bérénice, le personnage éponyme de sa tragédie, connaît le même sort. Elle se plonge donc dans l’œuvre et la vie de l’écrivain qui prend le pas sur son histoire personnelle. Ressuscité par une amoureuse trahie, Jean Racine s’anime, prend chair et devient son « frère de douleur ». Notre Bérénice découvre un orphelin destiné à rester dans l’ombre de Port-Royal, dans la rigueur janséniste et l’amour du grec. Mais ses ambitions n’ayant pas de limites, Jean connaît une ascension fulgurante, écrit une dizaine de pièces en autant d’années, éclipsant au passage son vieux rival Corneille ; il affiche ses amours tumultueuses avec les comédiennes les plus en vue, fréquente au cabaret un autre Jean (La Fontaine), devient le meilleur ami de Nicolas (Boileau), et se fait courtisan du roi Soleil qui le désigne comme son historiographe. Mais toute sa vie est rongée par une « antithèse cruciale » qui ne trouve pas de résolution, entre Dieu et le roi, entre Port-Royal et Versailles, entre le dépouillement de la vie chrétienne auquel il aspire et les ors boursouflés de la monarchie qui l’attirent. L’auteur parle au cœur de Bérénice parce qu’il touche à l’intime, parce qu’elle se reconnaît dans ses amoureuses célèbres qui disent leur peine dans une langue simple. Oui, dit Racine, l’amour est égoïste et destructeur, parce que les hommes, victimes d’un destin misérable, sont gouvernés par leurs instincts, et moi le premier. Mais il lui dit aussi qu’à la bassesse, on peut opposer la dignité… Nathalie Azoulai fait du « grantécrivain » un personnage romanesque passionnant, pétri de contradictions, jouet des passions, moderne et naturel. Au sortir de cette lecture, on a furieusement envie de relire le théâtre racinien, et l’on est aussi conforté, s’il en était besoin, dans l’idée que la littérature aide à vivre et à survivre. Une jolie surprise que ce roman enlevé.

partagez cette critique
partage par email
 Les internautes l'ont lu

être sous alexandrins…

Ah ! Ce titre ! Comment peut-on se permettre d’affirmer cela ? Est-ce possible ? Quelques vers me reviennent soudain à l’esprit : « Je sens bien que sans vous je ne saurai plus vivre, / Que mon cœur de moi-même est prêt à s’éloigner ; / Mais il ne s’agit plus de vivre, il faut régner. » Bon, alors, pourquoi ce titre ? Commençons par le commencement : nous sommes dans un café. Un Titus, non, non, pas l’Empereur de Rome, un Titus X , moderne, quitte une Bérénice qui est peut-être prof de français dans un petit collège mais certainement pas Reine de Palestine, au premier siècle après JC. « Ça s’fait pas » diraient certains. Oui, mais, notre Titus est marié à Roma, il a des enfants et le sens des responsabilités : il préfère sauver son couple plutôt que de vivre sa passion. Rare par les tps qui courent. Bon, voilà notre Bérénice détruite, anéantie par un chagrin qui la ronge un peu plus profondément chaque jour. Et ce ne sont pas les paroles plates comme des trottoirs de rue qui vont la rétablir : « Tu en sortiras plus forte  » -Ah, oui et en attendant je fais comment pour vivre ?- « Un jour, tu ne te souviendras que des bons moments » – lesquels déjà ? Donc, notre Bérénice décide de « quitter son temps, son époque, construire un objet alternatif à son chagrin, sculpter une forme à travers son rideau de larmes. » Hum, c’est bien dit…. Et concrètement ? , vous entends-je murmurer… En se perdant dans Racine, en cherchant à l’approcher au plus près. Elle « veut y toucher, y mettre les mains ». Elle pense que si elle est capable de comprendre comment un homme « a pu écrire des vers aussi poignants sur l’amour des femmes, alors elle comprendra pourquoi Titus l’a quittée ». Ah. Je ne suis pas forcément très logique ms je ne vois pas comment ceci va expliquer cela, mais bon, allons-y. Et effectivement, le grand voyage a lieu et c’est précisément là qu’opère la magie du livre : on pénètre dans le vallon, Port-Royal des Champs. Le petit Jean travaille auprès de ses maîtres jansénistes: « Pallida morte futura » : « Pâle à cause de la mort qui s’approche, dit-un élève. Non, dit le maître. Pâle d’une mort prochaine, propose Jean. Mais cela ne veut rien dire ! On n’est pas pâle de quelque chose » s’insurge son condisciple. Et pourtant, on y est, on touche à la beauté. Racine fouille les Anciens, les décortique, les imite, les apprend par cœur, les traduit, inlassablement. « Ibant obscuri sola sub nocte per umbram » : « Ils avançaient à travers l’ombre, obscurs dans la nuit solitaire » propose le maître. « Ils allaient obscurs dans la nuit seule » corrige Racine. Il vit d’hypotypose, de grammaire (c’était vraiment une autre époque !) se passionne pour la concision du latin, la mélodie des mots, la structure des phrases. On le sent tâtonner, chercher. Les mots sont chair, il s’en nourrit. Le lecteur est plongé dans le clair obscur et le silence de Port Royal. Seul le chant des moniales traverse parfois les murs épais. Puis, c’est le départ pour Paris et l’envolée : sa vie de courtisan, sa carrière de dramaturge, ses rencontres : les frères Corneille qu’il faut surpasser, un Molière déjà bien fatigué, un La Fontaine qui aime deviser le temps d’une promenade. « De cette nation, il sera la langue » a-t-il décidé ! Il travaille, passe d’un genre à l’autre. « Alors c’est donc vrai que vous avez choisi la poésie contre Dieu ? » lui reproche amèrement sa tante, de Port Royal. Il est écartelé, déchiré par ces deux lieux qui se haïssent : le rigueur, l’austérité, le dénuement contre l’éclat, le faste, les passions. Sa fascination pour Louis XIV le porte. La Thébaïde, Andromaque, Britannicus, Bérénice… les représentations se suivent, il connaît l’amour de la Du Parc, son actrice…. Et l’on suit ce parcours fulgurant dont je tais bien des tourments…. Les mots de Nathalie Azoulai nous entraînent : « J’ai subi une immersion malgré moi et ma langue s’est imprégnée de son tempo. Il y a une élégie qui traverse mon roman, que j’ai sentie sans la contrôler. » Il y a aussi certainement une intimité entre l’écrivain et son sujet, et le monument de la littérature française que l’on imaginait telle une statue de marbre devient chair, souffle, prend vie. Louis XIV disait à Racine : « Quand on sort d’une de vos pièces, immanquablement, on est sous alexandrins ». On pourrait dire la même chose du livre de Nathalie Azoulai et finalement, ce sont bien des mots dont on a besoin pour oublier nos chagrins d’amour….
Retrouvez Lucia-Lilas sur son blog

partagez cette critique
partage par email
 
coup de coeur

Des mots sublimes pour guérir les maux du coeur.

Racine, maître es tragédie, grand ordonnateur des passions amoureuses contrariées, l’auteur de Phèdre, Andromaque, Bérénice peut-il aider à guérir d’un chagrin d’amour ? C’est en tout cas le chemin qu’emprunte l’héroïne et narratrice de ce roman qui séduit autant par sa langue, belle, riche, mélodieuse que par son originalité et donne envie de se replonger dans les œuvres de Racine.

Quoi de plus actuel qu’une Bérénice quittée par Titus parce qu’il ne veut pas se séparer de Roma, sa femme qu’il n’aime plus assure-t-il à Bérénice mais qui est la mère de ses enfants ? Situation banale, mille fois croisée. Qui laisse pourtant notre Bérénice contemporaine totalement détruite. Jusqu’à ce qu’un simple vers s’insinue dans son esprit, la titille et la pousse à relire les tragédies de Racine. « Elle trouve toujours un vers qui épouse le contour de ses humeurs, la colère, la déréliction, la catatonie…Racine, c’est le supermarché du chagrin d’amour, lance-t-elle pour contrebalancer le sérieux que ses citations provoquent quand elle les jette dans la conversation. » Pour comprendre son chagrin et se donner une chance de le dompter, elle part sur les traces de Racine, tente de comprendre comment cet homme en est arrivé à si bien disséquer et traduire la passion amoureuse. Pour si bien le dire, faut-il l’avoir vécu ?

Même s’il s’agit de revisiter la vie et le cheminement de Racine, nous ne sommes pas dans une quelconque biographie mais bien dans un roman dont le dramaturge est le héros. Ce que cherche à savoir Bérénice c’est ce que l’homme a pu éprouver, quelles émotions l’ont assailli, quels drames l’ont forgé, quelles frustrations l’ont poussé. Rien dans son enfance ni son éducation ne le destinait au théâtre. Au contraire. A Port-Royal où il est pensionnaire sous l’autorité d’une tante après le décès prématuré de ses parents, on ne connaît d’amour que celui de Dieu. C’est dans l’étude des textes grecs et latins qu’il puise son inspiration mais c’est en cachette qu’il se nourrit de textes « subversifs » évoquant des passions entre les individus, des émotions dont il est interdit de faire état dans l’enceinte de l’établissement. Seule la tragédie l’inspire, et l’amour de la langue, sa volonté de simplifier pour la rendre plus limpide.

« Il n’a qu’une ambition, celle de composer des vers qui plaisent et qui restent. A l’idée de naissance ou de providence, il doit résolument substituer celle de carrière. Le verbe plaire entre dans son vocabulaire ».

Son parcours sera flamboyant, favorisé par Louis XIV (d’un an son aîné seulement) et son goût pour les Arts, à une époque où il côtoie Boileau, La Fontaine, Corneille, Molière et Lulli, tous au service du rayonnement du Roi Soleil. C’est un Racine courtisan et habile que découvre Bérénice, un séducteur qui rattrape largement le temps perdu de son adolescence dans les bras des actrices suspendues aux rôles qu’il crée pour elles. Un Racine totalement subjugué par son Roi au point d’abandonner le théâtre pour se consacrer à son histoire. Mais un Racine tiraillé entre deux influences, celle rigide de l’Abbaye de Port-Royal et celle du théâtre qui lui offre un terrain d’expression autant que la reconnaissance. Un homme qui néanmoins ne boude aucune émotion, les vit à fleur de peau ou bien cherche à les étudier, à mieux comprendre les ressorts de la passion en obtenant le témoignage de femmes qu’il utilisera ensuite pour forger ses personnages. Et sublimer leurs sentiments.

Pour Bérénice, revenir aux sources c’est aussi retomber sur terre. Faire le tri entre fantasmes et réalité. Entre le théâtre et la vie. Comprendre que si Titus l’a quittée, c’est qu’il ne l’aimait pas. Tout simplement.

Ce roman est un vrai cadeau qui fait chanter le texte aux oreilles du lecteur, servi par une belle érudition et un propos limpide. Il propose une réflexion salutaire sur les illusions de la passion et ses effets secondaires. Incitant pourtant à s’y laisser prendre plutôt qu’à s’en méfier. Quitte à relire Racine pour s’en guérir.

Retrouvez Nicole G. sur son blog 

partagez cette critique
partage par email