Un ciel rouge, le matin
Paul Lynch

Traduit par Marina Boraso
Le Livre de Poche
février 2014
288 p.  7,20 €
 
 
 
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coup de coeur

Un ciel rouge, le matin, lyrique noirceur

« D’abord il n’y a que du noir dans le ciel, et ensuite vient le sang, la brèche de lumière matinale à l’extrémité du monde. Cette rougeur qui se répand fait pâlir la clarté des étoiles, les collines émergent de l’ombre et les nuages prennent consistance. La première averse de la journée descend d’un ciel taciturne et tire une mélodie de la terre. »

Bienvenue en Irlande et dans la noire poésie de ce stupéfiant premier roman d’un Irlandais de 37 ans, Paul Lynch.

Un premier roman ce diamant noir aux arêtes polies ? Un premier roman ce texte lyrique, cruel, implacable comme une tragédie grecque ? Un premier roman cette narration qui vous emprisonne, vous subjugue et vous laisse pantois ?

Il y a très longtemps que je n’ai pas lu un roman dont mon esprit critique affûté ne me souffle pas « Ici c’est trop long, ce dialogue est inutile, mal construit », etc. Je me suis trouvée dans un sentiment d’urgence et d’étouffement, de sidération et d’admiration devant la progression implacable de la narration, de la richesse du vocabulaire et de la splendeur visuelle des images. Entre parenthèses, coup de chapeau à la traductrice, Marina Boraso.

L’histoire est très simple : en Irlande, au milieu du XIXe siècle, un jeune métayer vient d’apprendre par le fils du propriétaire que lui et sa famille seront expulsés. Il veut une explication mais la dispute tourne mal, Hamilton se tue accidentellement. Coll Coyle doit fuir pour éviter la pendaison. A sa poursuite, pendant tout le roman, Faller, le régisseur du domaine, peut-être le père biologique d’Hamilton, avec certitude l’incarnation du Mal. Nous suivrons la traque du jeune homme du Donegal à la Pennsylvanie où Coyle est devenu ouvrier du chemin de fer.

« Une tension contracte tout son être et Coyle refuse d’admettre qu’il a peur. Pendant des heures il a contemplé avec effroi la lente éclosion du jour. » Première page du roman. Cette peur ne quittera plus Coyle, et nous non plus.

L’intensité de la traque, ce mélange étonnant de poésie et de cruauté, d’horreurs entrecoupées de descriptions lyriques de paysages ou de ciel, tout bouscule le lecteur dans ce roman. La peur et la mort rythment la narration, obsédantes. La mort ancienne du père, la mort douce du mouton que saigne Coyle pour se nourrir, la mort des malades du typhus sur le bateau ou dans le camp, les innombrables meurtres de Faller, le poursuivant.

Ce dernier est vraiment l’incarnation de la mort, un cavalier de l’Apocalypse de Saint Jean : « Et j’ai vu, et voici un cheval blême ; et celui qui était assis dessus avait pour nom la Mort. Et l’Hadès le suivait de près. » Faller est implacable, Coyle essaie de lui échapper avec courage et désespoir, porté par le souvenir de sa famille qu’il espère retrouver un jour : il a emporté un ruban de sa petite fille dans sa poche. Lorsqu’il perdra le ruban, nous saurons que le roman va se dénouer.

Nous suivons Coyle dans sa fuite, nous y participons avec intensité. Lorsqu’il s’embarque pour l’Amérique sur la Murmod avec Cutter, un compagnon de rencontre, nous découvrons les terribles conditions de la traversée pour les émigrants irlandais. Même à bord du bateau, croyant avoir échappé à Faller, Coyle ne peut être tranquille. Il est poursuivi par la haine du Muet qui essaie de le tuer. Le Muet est le relais temporaire de Faller dans la narration, un moyen de ne pas laisser retomber la tension. Cutter – un des rares personnages rassurants de ce roman – sauve la vie de Coyle, c’est son ange gardien en quelque sorte. Il l’appelle Inishowen, d’après le nom de l’endroit d’où il vient puisqu’il ne sait rien de lui.

Traversée hallucinante, typhus, partage sauvage des possessions des morts par les vivants et enfin l’arrivée en Amérique. Coyle et Cutter se font embaucher pour la construction du chemin de fer en Pennsylvanie. Condition de quasi esclaves. Faller a lui aussi traversé l’océan et la traque reprend.

« Toutes ces fadaises qui prétendent qu’on est maître de son destin. Quelle étroitesse de vue. Chaque homme, chaque peuple est convaincu de contrôler un monde qui ne fait que les jeter aux quatre vents » déclare Faller.

Le roman se termine par une sorte de superbe choral antique :

« Le jour s’achève sous un ciel muet. Le forgeron lève les yeux vers les rougeurs du couchant. À l’ouest une estampe d’ombres sur le ciel, et les nuages embusqués, avec leur provision de pluie. Le vent exhale de longs soupirs, les feuilles tiennent fermement aux branches, seul l’automne les décrochera. Le monde s’enfonce dans la nuit, les oiseaux enfouissent la tête sous leur aile. Il règne un grand silence jusqu’à ce que les nuages crèvent, et un déluge descend sur la terre impassible, la vielle terre tremblante qui tourne le dos au soleil déclinant. »

Comment un tel roman de la désespérance peut-il être aussi lumineux ? Je ne suis pas encore revenue de ma surprise. Voilà un très grand talent, amis lecteurs, ne le ratez surtout pas.

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coup de coeur

A bout de souffle.

Né en 1977, Paul Lynch s’impose avec son premier roman comme l’une des grandes voix de la littérature irlandaise contemporaine. Un ciel rouge, le matin retrace l’odyssée d’un fugitif irlandais à la fin du XIXème siècle, poursuivi pour meurtre depuis son Donegal natal jusqu’aux Etats-Unis.

Coll Coyle est métayer ; il vit et travaille avec sa famille sur les terres des Hamilton, grands propriétaires du nord de l’Irlande. Au début du roman, il apprend qu’il est expulsé sans raison de son exploitation. Une discussion avec l’héritier de la famille dégénère, et ce dernier est tué accidentellement au cours d’une rixe sans témoins. Coyle n’a d’autre choix que la fuite pour échapper à la mort à laquelle Faller, le contremaître vindicatif, le condamne. Une chasse à l’homme s’engage, qui mènera Coyle et son poursuivant d’Inishowen en Pennsylvanie, aux Etats-Unis, en passant par le port de Londonderry.
Coyle marche jours et nuits dans les tourbières du Donegal, région inhospitalière, humide et sombre. Il s’enfonce dans la forêt profonde, se dissimulant dans le creux des arbres morts et se nourrissant de baies sauvages. Ce pays semble si peu fait pour les hommes que ses rares habitants sont frustes et méfiants, prêts à trahir ou à tuer pour quelque récompense. La boue colle à ses semelles jusqu’à Londonderry où la seule échappatoire est un navire en partance pour le nouveau monde. Coyle s’embarque en espérant semer ses persécuteurs. Dans les fonds de cale du bateau, on tue le temps en jouant aux cartes, en buvant, en se battant quelquefois, chacun rêvant à la vie meilleure qui l’attend. Mais l’insalubrité, le manque d’eau et de nourriture, et bientôt le typhus, font des ravages. Coyle côtoie des hommes aux abois que la pauvreté transforme en charognards. La terre d’Amérique n’est guère plus amène : le pied à peine posé à terre, les immigrants sont recrutés pour le compte des chantiers de chemins de fer par des rabatteurs sans scrupules. Les conditions de travail sont inhumaines, les épidémies de choléra déciment les camps des ouvriers, dont certains tentent de s’échapper. Mais ils se heurtent au racisme des Américains, qui leur refusent la charité de quelques fruits et les chassent à coups de pierres.
Le héros et ses compatriotes subissent la misère de plein fouet, la violence ordinaire qu’engendre l’exploitation de l’homme par son semblable. Ces vies marquées par la tragédie n’entrevoient pas de lueur rédemptrice, aucun pardon ne semble possible ; la vengeance et l’égoïsme tiennent lieu de lois dans un monde sans pitié.

Paul Lynch excelle à décrire les lieux et les atmosphères où évoluent des personnages façonnés par la terre qui les a vus naître, qu’il s’agisse de la boue noire et rouge du Donegal ou du soleil hallucinatoire de la Pennsylvanie. Il redonne vie à une Irlande presque moyenâgeuse à la fin du XIXème siècle, imprégnée du sang et du souffle haletant de générations d’hommes mus par la rage d’y survivre. Le lecteur s’enlise dans les tourbières avec le héros, tremble pour lui derrière chaque fourré, et pleure sur l’exil et la mise au ban d’hommes jamais quittes de leurs dettes envers la société.

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