Une virée à Talinovac, ça tente qui ? A priori, pas grand monde. Sur la carte, pour trouver l’endroit, il faut repérer le Kosovo, enclavé entre Serbie, Albanie, Monténégro et Macédoine, puis pointer à une heure de route au sud de Pristina, la capitale. C’est là et c’est nulle part. Deux mille habitants, presque tous albanais. Ce village sans vraiment d’âme a une histoire, née des quinze mois de guerre qui ont vu le territoire kosovar devenir indépendant. Une histoire et une souillure : le meurtre, en 2012, d’un couple de Serbes âgés, les rares à être revenus, assassinés chez eux d’une balle dans la nuque.
De ce crime bien réél et jamais résolu, Jelena Volic et Christian Schünemann ont fait l’argument de leur deuxième roman à quatre mains, « Couleur Pivoine », lui donnant une valeur lourdement symbolique. Les Serbes du Kosovo vivent un déchirement propre à tous les peuples qu’une guerre civile a contraints à l’exil. Quant aux Kosovars albanais, ils ont vu tant d’atrocités que le pardon leur coûte, fut-ce envers d’inoffensifs vieillards. Tout ici fait donc croire au crime de haine. Encore que…
Entre les populations déplacées et les aides européennes détournées, l’histoire coule et rebondit avec fluidité tant les deux auteurs possèdent leur sujet. Leurs talents et leurs sensibilités conjugués – elle prof de lettre et serbe, lui journaliste et allemand – donnent à ce polar classique la même justesse qu’au précédent, « Couleur Bleuet ». En fait, pour nous interpeller, le duo n’a qu’à laisser parler son casting, notables, paumés, fonctionnaires, arrivistes ou diplomates, toute une palette d’itinéraires et d’opinions.
Au centre s’active Milena Lukin, criminologue réputée et quadra mal divorcée, qui a sa ville de Belgrade dans la peau mais rêve d’une vie plus facile en Allemagne ou en France. Sourde aux préjugés, insensible aux manœuvres d’intimidation, elle incarne une contradiction vieille comme la fiction, tiraillée entre énergie et sagesse. Parfois, elle échoue, ce qui décuple son désir d’aller au bout. Schünemann & Volic lui font déterrer la vérité tant attendue sur la mort des deux vieillards, et une autre qui l’est moins. Ils ménagent aussi une fin ouverte qui malmène une valeur souvent bafouée par la géopolitique : la justice.