La cité des rêves
Wojciech Chmielarz

Agullo
Agullo noir
février 2020
379 p.  22 €
ebook avec DRM 13,99 €
 
 
 
 Les internautes l'ont lu
coup de coeur

Voilà déjà la quatrième enquête de Jakub Mortka, dit Le Kub. Après Pyromane, La ferme aux poupées et La Colombienne, l’inspecteur récurrent de l’auteur nous revient en toute grande forme dans cette Cité des Rêves si mal nommée. C’est un polar costaud et rigoureux, le portrait édifiant d’une société polonaise réactionnaire et conservatrice dont les rênes sont tenues presque exclusivement par des hommes, souvent corrompus, à la solde des uns et des autres. Dévorés par l’ambition, ils n’aspirent qu’aux privilèges et à la domination que leur rang leur assure. Dénués de scrupules, l’argent pour seule religion, ils se croient au-dessus de tout et de tous et sont effectivement capables de tout, surtout du pire.

Un des élégants quartiers en vase clos de Varsovie, un petit paradis sur terre dont rêvent tous les Polonais se trouve brutalement plongé dans le drame : ce matin, au pied des immeubles modernes tout confort, le gardien a découvert le cadavre d’une étudiante en journalisme. Il suffit d’un instant pour que le paradis se transforme en enfer. Pour Mortka, chargé de l’enquête avec l’aide de la lieutenante Suchocka, le coupable semble d’abord tout désigné. Mais ce qui paraît simple va prendre à mesure des investigations la portée d’un vaste scandale.
C’est évidemment un vrai plaisir que de retrouver Le Kub, quelque peu apaisé. On ne connaît pas son âge exact, il a dans les trente ans. Il a noué depuis peu une liaison sérieuse avec Olga. Les contacts avec Ola, son ex dont il est désormais divorcé, sont moins tendus à défaut d’être enjoués. Il est père de deux garçons qu’il voit très peu, sans doute entre deux enquêtes, à l’insu du lecteur. Dans cette enquête, il fait équipe avec la lieutenante Anna Suchocka, dite La Sèche, apparue dans La Colombienne. Jeune femme aux cheveux de cendres noués en queue-de-cheval, La Sèche est un peu le prototype de la vieille fille, célibataire, teigneuse. Le lecteur se demande quelle aurait été sa profession si elle n’avait pas choisi de travailler à la section criminelle. Elle le dit elle-même : « Je suis devenue policière parce que c’est un des rares métiers qui permet, quand les conditions sont réunies, de faire du mal aux gens qu’on déteste ». Silencieuse, pragmatique, capable d’initiatives judicieuses, elle est loyale et Le Kub l’estime pour cela. Et moi, je l’aime bien aussi.
Un troisième policier que les fidèles connaissent déjà revient dans cette enquête. Il s’agit de Dariusz Kochan, ex-adjoint de Jakub Mortka. Les deux hommes s’appréciaient sur le plan professionnel, avaient même noué des liens d’amitié. Mais ils ne se parlent plus. Kochan fait donc son retour dans La Cité des Rêves. Pas un retour en fanfare, non, un retour par une toute petite porte menant à un réduit dans lequel le directeur adjoint, Andrzej Andrzejewski, entend bien l’emmurer en le chargeant de reprendre à zéro les affaires classées, les fameux cold cases.
Kochan était un bon flic et il n’a rien perdu de son flair et de son intuition. En trois jours, même pas, il résout deux affaires qui avaient sans aucun doute été enterrées beaucoup trop vite. C’est très bien vu de l’auteur car, à côté de l’intrigue principale, le meurtre d’une étudiante en journalisme, il nous donne à voir deux autres facettes du crime, deux crimes abominables. Ce faisant, il pointe du doigt les carences d’un système judiciaire qui valide hâtivement et cyniquement le classement de crimes non éclaircis à cause d’enquêtes bâclées.
A l’instar de son compatriote, Zygmunt Miloszewski, auteur notamment de Les Impliqués, Chmielarz désosse la société polonaise et stigmatise les rapports homme/femme, entre autres. Les femmes sont au mieux des faire-valoir à la plastique avantageuse que l’on exhibe fièrement à l’occasion de dîners de gala ou de réceptions fastueuses. Au quotidien, elles sont victimes de mauvais traitements, coups, abus sexuels. Dans le monde du travail, elles sont reléguées à des postes subalternes, mal payées, mal considérées. Il reste manifestement beaucoup à faire en Pologne pour l’émancipation de la femme. En cause, une société peu ouverte, le poids écrasant de la religion catholique et des traditions, un pays replié sur lui-même.
Nous connaissons tous des femmes de ménage polonaises. En France, je ne sais pas, en Belgique, elles sont légion. En Pologne, ce sont les Ukrainiennes qui s’y collent  » La vendeuse l’avait regardée bizarrement. De travers, et d’un air de mépris. Comme toutes les Polonaises regardaient les Ukrainiennes, les premières ayant de quoi payer tandis que les autres faisaient des ménages.  »
L’auteur est né en 1984, il a l’âge de son héros. Il m’impressionne par la maîtrise de ses enquêtes, par la rigueur qu’il y injecte tout en conservant une belle part de spontanéité. Sa matière première, il la trouve dans les travers et les horreurs d’une société implacable où les plus faibles payent le prix fort. Il est tout aussi à l’aise dans la sphère intime quand il décortique les relations de couple. Peu disert sur le sien et sa relation récente avec Olga, il pointe sans détour mais toujours avec retenue ces femmes humiliées, brisées qui, à force de courber l’échine devant des maris brutaux, se révèlent complices de la plus grande bassesse, la maltraitance de leurs propres enfants.
Dans chaque enquête, depuis Pyromane jusqu’à La Cité des Rêves, quand le lecteur pense que l’affaire est bouclée et qu’il peut refermer le livre, l’auteur réussit à introduire un nouvel élément de suspense. J’appellerai cela La touche Chmielarz. Ici, c’est à la toute dernière page et c’est génial.
Un élément qui contribue certainement à la grande qualité de cette série est que le même traducteur est à l’œuvre depuis le début. Il s’appelle Erik Veaux, il est né en 1939, a suivi des études de langue slave à Bordeaux et Varsovie. Il a effectué plusieurs séjours en Pologne, travaillant notamment à l’ambassade de France à l’époque communiste, puis après le retour à la démocratie. Le lecteur retrouve ainsi à chaque nouvelle enquête cette même tonalité, cette même ambiance. On dit qu’une bonne traduction doit être invisible, c’est le cas.

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