Le verger de marbre
Alex Taylor

traduit de l'anglais par Anatole Pons
Editions Gallmeister
neo noir
août 2016
288 p.  20 €
ebook avec DRM 8,99 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Pire qu’une vengeance

Voici l’éclaireur de cette rentrée au rayon polar, un parfait inconnu sorti du bois avant le trop-plein de septembre. Un pari audacieux de l’éditeur mais pas un pari fou, tant « Le Verger de marbre », premier roman de l’Américain Alex Taylor, regorge de beaux fruits. L’auteur – homonyme d’un journaliste de télé et d’un chanteur anglais – affiche le pedigree de tous ces romanciers d’Outre-Atlantique qui ont d’abord un peu vécu avant d’oser raconter. Une foule de petits boulots, un poste d’enseignant en littérature à l’Université du Mississippi, un recueil de nouvelles primé, et puis ce livre, donc, qui lui a pris trois années… Dans cette veine sudiste qui a donné à l’Amérique tant de grands écrivains, il use des codes du roman noir pour dépeindre l’atmosphère poisseuse et les mentalités étriquées d’une petite ville du Kentucky. L’argument est un classique du genre : un jeune homme, dont la famille exploite un petit ferry sur la rivière, s’enfuit après avoir occis un mystérieux braqueur. Une traque s’engage.

A mesure qu’il déroule son récit, Alex Taylor rend visibles les fils tissés entre les protagonistes. Dans cette campagne étouffante, les liens du sang se révèlent empoisonnés et les effluves du passé toxiques. Ce suspense bien tenu, mais déjà vu, bascule alors vers une histoire forte, à la Donald Ray Pollock (« Le Diable tout le temps ») ou à la Ron Rash (« Le Monde à l’endroit »). Un drame où l’on devine que le fugitif veut échapper à bien pire qu’une possible vengeance. Qu’il fuit une existence sans ambition ni accomplissement, un monde résigné et désolé, où l’on a oublié de lire les présages des oiseaux et les menaces du ciel. Avance-t-il vers la lumière ou vers les ténèbres ? Le talent d’Alex Taylor est de laisser planer le doute jusqu’au bout.

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 Les internautes l'ont lu
coup de coeur

L’homme tragique

J’ai lu Le Verger de marbre comme on lirait une tragédie : c’est le récit d’une fuite, celle d’un homme qui en tue un autre. Beam Sheetmire est décrit dès les premières pages comme différent des membres de sa famille : il ne ressemble pas vraiment à son père Clem dont le métier consiste à faire traverser à quelques clients, à bord d’un ferry, la Gasping River dans le Kentucky. Clem en Charon, faisant franchir le Styx aux morts s’ils veulent trouver la paix de l’âme ? Le rapprochement est bien tentant… Cinq dollars le passage, à peine de quoi se payer une bière et un paquet de cigarettes : « Beaucoup de peine pour pas grand-chose »… Parfois, c’est Beam, son fils, qui s’en occupe. Encore ado, « un sang fiévreux dans les veines » et souffrant de narcolepsie, il ne sait pas trop quoi faire de lui. Or, une nuit, il est abordé par un inconnu qui refuse de payer, finit par accepter et tente finalement de lui voler sa caisse. Beam le tue. Son père lui dit de fuir. Il obéit. Cette fuite sera, pour le jeune garçon un peu paumé, un espace de rencontres, d’apprentissages et de révélations. La lumière se fera progressivement. Il me fait penser à Œdipe fuyant les prédictions des prêtres de Delphes afin d’échapper à son destin et qui découvre, mais trop tard, qu’il a assassiné son père et épousé sa mère. « Plus on s’éloigne de la vérité, plus c’est dur d’y revenir » dira un des personnages… Il y a de l’Œdipe dans Beam et de la mythologie dans Le Verger de marbre. Beam rencontrera des hommes et des femmes qui lui voudront du bien parfois, du mal souvent. Il ne comprendra pas pourquoi on veut l’aider et finira progressivement par saisir, mais trop tard, pourquoi on veut le tuer. Et puis, il y a ce personnage étrange et fascinant qui porte un costume trois-pièces, un chauffeur de camion, dont personne ne comprend les propos métaphoriques, énigmatiques et lourds de sous-entendus, un homme toujours présent là où on ne l’attend pas, dans un lieu où il n’a rien à faire, où il ne connaît personne. Est-il le Mal, est-il la Mort, celui qui dira au shérif : « Vous pouvez trouver ça difficile à croire, mais il y a un ordre qui vous dépasse. Vous en faites pas partie. », celui qui apparaît et disparaît « comme s’il n’avait jamais été » ? Beam rencontre aussi Pete Daugherty, le ramasseur de ginseng, celui qui raconte des histoires et semble vouloir le prévenir : les terres sont devenues maudites, il faut partir, s’éloigner… Le vieil homme soigne, apaise, rassure : il est l’incarnation du Bien. Autre figure du Bien : celle du shérif Elvis Dunne, un pauvre Créon fatigué, chargé de faire régner un ordre auquel il ne croit plus vraiment, lui qui, comme l’oncle d’Antigone, se plaît à collectionner les antiquités et à les admirer, unique moment de paix … Qui va gagner dans ce combat de forces antagonistes ? Les tragédies antiques données lors des fêtes de Dionysos commençaient par le sacrifice du bouc, le mot « tragédie » signifiant d’ailleurs en grec « chant du bouc ». Or ici, l’animal est bien présent, attaché au poteau du bar de Daryl où règnent les caïds du coin, les prostituées et les paumés. Il ne sera pas mis à mort mais, dans une scène quasi surréaliste, on lui enlèvera un rein qu’on lui donnera à manger. Ultime perversion. Est-ce à dire que le monde moderne ne cherche même plus à apaiser la colère des dieux par des offrandes, que le destin -le fatum- nommé ici misère, alcoolisme, banditisme, prostitution, meurtre est devenu inéluctable ? Le Verger de marbre est un roman fort, puissant qui met en scène des déshérités, des gens usés par la vie, piégés par une existence glauque dans laquelle ils s’enfoncent irrémédiablement chaque jour. C’est une tragédie : la règle des trois unités n’est pas loin d’être respectée. Unité de temps : en quelques jours, l’affaire est bouclée. Unité de lieu : les personnages semblent incapables de quitter les terres maudites où ils vivent. Ils tournent en boucle et reviennent sans cesse au point de départ comme piégés dans un monde hors du monde, un monde dont on ne sort pas. Unité d’action : fuir, fuir, fuir. C’est fort parce que c’est serré, étouffant, mystérieux, tendu, comme habité par un mal dans lequel les personnages restent empêtrés. Beam l’innocent ne fait finalement que payer les fautes de ses géniteurs. En cela, il est un homme tragique. Il subit. « – J’ai bien essayé de vivre comme il fallait, dira sa mère, mais il y a ce monde. Il te piège, il t’attrape des fois, tellement qu’on dirait que les choses qu’on fait sont pas vraiment nous. Elles sont ce que quelqu’un d’autre aurait fait. » Façon naïve de sentir qu’on est pris dans les filets, qu’un oiseau de mauvais augure plane au-dessus de notre tête comme pour signifier qu’on est le prochain sur la liste. Les personnages de l’oeuvre sont présentés comme des êtres complexes, difficiles à cerner : on les découvre progressivement, au détour du chemin, d’une phrase, d’une histoire qu’ils racontent. On ne comprend pas toujours leurs motivations, on cherche des raisons, on émet des hypothèses… Ils ont une épaisseur et une force incroyables. Les dialogues acquièrent parfois une dimension philosophique. Les acteurs de cette tragédie peinent souvent à se comprendre, à comprendre les autres, à saisir le sens de leur propre existence. Leur malheur est à l’image de la Gasping River, sans fond. « Les choses peuvent pas couler sans s’arrêter » fait remarquer Beam. La vie lui apprendra que si, que l’on peut tomber longtemps, très longtemps, sans jamais s’arrêter… Et puis enfin, seul refuge finalement dans ce monde terrible, la nature. Elle est là, omniprésente, dans sa beauté irréelle, sa sensualité infinie, sa force et sa violence sauvages et la langue d’Alex Taylor ainsi que la superbe traduction d’Anatole Pons l’enchantent, la poétisent, la transforment en personnage quasi central de l’histoire dans une langue lyrique envoûtante… Je finirai en citant les paroles du Chœur dans Antigone d’Anouilh qui dit ceci : « Dans la tragédie on est tranquille. D’abord on est entre soi. On est tous innocents en somme ! Ce n’est pas parce qu’il y en a un qui tue et l’autre qui est tué. C’est une question de distribution. Et puis, surtout, c’est reposant la tragédie, parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir, le sale espoir ; qu’on est pris comme un rat, avec tout le ciel sur son dos, et qu’on n’a plus qu’à crier,-pas à gémir, non, pas à se plaindre,- à gueuler à pleine voix ce qu’on avait à dire, qu’on n’avait jamais dit et qu’on ne savait peut-être même pas encore. » Pas de doute, on y est… et c’est sublime !

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nuit blanche

Dans le verger du bien et du mal

Beam Sheetmire tue Paul Duncan. Mais Paul Duncan n’est pas n’importe qui : c’est le fils du caïd local, un peu sur le retour mais toujours vaillant malgré l’âge… Alors Clem, le père de Beam, l’incite à fuir. Beam n’ira pas très loin comme si, symboliquement et au nom de tous les autres personnages, il était prisonnier du trou paumé amerloque où se déroule ce récit. Il n’y a aucune fuite possible, pour aucun des personnages de l’histoire d’Alex Taylor. Ils se retrouvent tous à devoir, d’une manière ou d’une autre, affronter leur destin. Leurs destins à tous sont de toute façon tous liés les uns aux autres : rancoeurs du passé, vengeances sur le tard, règlement de comptes familiaux, les Beam, Daryl, Clem, Loat, Dorna, Elvis et compagnie, personnages principaux ou secondaires, sont tous des anti-héros, les personnages secondaires un peu moins que les personnages principaux, je vous l’accorde… Après un premier chapitre qui pourrait, à tort, laisser perplexe sur la suite du livre, Alex Taylor déploie une histoire sordide mais magnifiquement écrite et admirablement construite. Il laisse volontairement planer un doute sur la chronologie (non linéaire) des chapitres intercalant entre deux récits concomitants un passage plus récent ou plus ancien, renforçant ainsi l’idée que les différentes trajectoires sont bien sensées se rencontrer à un moment ou à un autre tout en conservant un flou sur le moment exact de cette rencontre. Dans les tragédies qui se jouent et se dénouent sous nos yeux ébahis, il y a quelque chose de férocement shakespearien tant dans la noirceur des mœurs que dans la violence des sentiments et des passions exacerbées par un environnement austère et, évidemment, dans le déroulement de leur dénouement. En fait, si Shakespeare avait écrit « Délivrance », ça aurait certainement donné « Le verger de marbre ».

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