Banjo
Claude McKay

traduit de l'anglais par Michel Fabre
L'Olivier

381 p.  14,90 €
ebook avec DRM 10,99 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Marseille noire

C’est le livre le plus étonnant de ce printemps. « Banjo », publié pour la première fois en 1928, est l’œuvre d’un auteur afro-américain passablement oublié aujourd’hui, Claude McKay, pourtant un des représentants de la Harlem renaissance, ce mouvement culturel et surtout littéraire qui a vu émerger nombre d’artistes et de romanciers noirs américains. Une des particularités de McKay est d’avoir énormément voyagé. Il a en effet roulé sa bosse d’un bout à l’autre de l’Amérique mais aussi à Moscou, Berlin, Londres, Paris. Durant ce périple, il a échoué à Marseille pratiquement sans un sou, et y est resté une année entière à traîner avec les vagabonds du Port.

Comme l’explique dans une postface Michel Fabre, le traducteur de cette nouvelle édition, c’est une année plus tard, lors d’un nouveau séjour à Marseille, que McKay a commencé à écrire « Banjo ». D’emblée, il tient à ne pas écrire un roman classique avec un début, une intrigue, une fin. « Banjo » rassemble une série de scènes disparates de la vie des vagabonds dans le Quartier Réservé, et de discussions philosophiques entre les protagonistes, sur le sens de la vie et la condition des Noirs. Il s’agit donc d’un livre profondément politique, dans sa volonté de montrer de petites gens qui survivent tant bien que mal dans ce quartier pauvre de Marseille et de réfléchir à la question raciale. Mais c’est surtout un livre profondément moderne, par sa structure même et parce qu’il pose des questions toujours terriblement actuelles. Un grand livre.

Pour le lecteur français, le choc est surtout de prendre conscience que ce livre a été écrit et publié au moment même où Pagnol monte à Paris sa pièce « Marius », dans laquelle il campe une Marseille bon enfant et monocolore, qui fera rire durablement la France entière mais n’a probablement jamais existé. McKay montre résolument autre chose : une ville cosmopolite, grand port méditerranéen où se croisent toutes sortes de nationalités et beaucoup d’apatrides, une ville violente, à la fois brutale et joyeuse, terriblement pauvre et qui fait selon lui fantasmer les Noirs du monde entier. Venus d’Afrique, d’Amérique ou des Antilles, ils se retrouvent à Marseille dans une sorte de lieu jouissant par nature d’une sorte d’extraterritorialité.

McKay a donc choisi de planter sa plume dans le Quartier réservé. Entre le bassin de la Joliette et le Vieux port, à peu près où se dresse le MUCEM aujourd’hui, c’est une zone interlope où marins et vagabonds du monde entier se pressent dans des bistrots miteux tenus par des immigrés débarqués de toute la Méditerranée. Banjo et ses amis observent avec ravissement les couleurs de peau qui se mêlent ici comme nulle part ailleurs. « A croire que chaque pays du monde où vivaient des Noirs avait laissé des représentants de cette race dériver jusqu’à Marseille ». McKay ne cache pas l’épouvantable misère des lieux, observe en sociologue les rivalités entre les différentes communautés qui se croisent sur le port, les Italiens tenant le haut du pavé parce que plus nombreux. Mais il décrit aussi un monde où règnent une grande solidarité et un esprit de fraternité. Banjo, qui donne son titre au roman, est le surnom d’un Noir américain, musicien de jazz qui se retrouve par hasard à Marseille. Très vite se forme autour de lui une bande plus ou moins hétéroclite d’autres jeunes hommes de couleur. Ils jouent de la musique dans les bars miteux du quartier pour assurer tant bien que mal leur subsistance. Le lecteur les suit de nuit en nuit, de bagarres en beuveries, de fêtes en galère, depuis les bars de nuit jusqu’aux docks où ils vont faire des siestes au soleil, jusqu’aux cargos à quai où ils grappillent de quoi manger auprès d’équipages bienveillants. Ils discutent, beaucoup, se livrent à une étude comparée de la condition des Noirs en Amérique et en Europe, s’indignent des méfaits de la colonisation, du racisme. On partage leurs peines, leurs démêlés avec la tendre Latnah, la prostituée à la peau brune et à l’origine indéfinissable. Parfois, des touristes anglais en mal d’aventures se joignent à eux. Quelques escrocs aussi, mais le plus souvent tous font partie d’une sorte de communauté d’individus farouchement libres, ballottés sur les flots et venus s’échouer à Marseille pour ne jamais en repartir.

Peu à peu, parmi la petite bande de Banjo, se distingue un personnage attachant. Ray, jeune Noir venu de New York, se révèle être poète. Les autres l’encouragent à écrire leurs aventures. Ray est bien entendu le double de l’auteur lui-même, et son étonnement perpétuel est profondément émouvant, tout comme sa volonté de témoigner de cette humanité, ces damnés de la terre qu’il a sous les yeux, qui vont disparaître un jour et dont personne ne parle jamais.

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