Comment être double
Ali Smith

Traduit de l'anglais Laetitia Devaux
L'Olivier
février 2017
304 p.  22,50 €
ebook avec DRM 15,99 €
 
 
 
 Les internautes l'ont lu

Diptyque

Début juillet, discussion autour d’une table avec des amis … Soudain, je tends l’oreille : « Ce livre très étrange est composé de deux parties : la première met en scène une jeune fille du XXIe siècle, Georgia, dite George, qui vient de perdre sa mère, la seconde est le récit d’un peintre italien du Quattrocento, Francesco del Cossa (1436-1478) revenu sur terre au XXIe siècle sous la forme d’un… fantôme . En Angleterre, selon l’exemplaire que l’on achète, on lit d’abord l’histoire de la jeune fille puis celle du peintre ou bien l’inverse. Les deux sont nommées « partie 1 », l’une commence par un dessin représentant une caméra de surveillance, l’autre par un détail du polyptyque Griffoni de Francesco del Cossa où l’on voit Sainte Lucie tenant une fleur aux pétales en forme d’yeux. »
La discussion part rapidement sur un autre sujet mais ça y est, je suis ferrée, je note rapidement le titre, vais lire deux trois critiques et m’empresse de me procurer l’ouvrage.
En France, d’après ce que je lis dans la presse, on commence forcément par la partie sur le peintre. Ah bon, dommage, j’aurais aimé avoir la surprise !
Eh bien, contrairement aux informations que j’ai recueillies, j’ouvre mon livre … sur l’histoire de Georgia : les éditions de l’Olivier se sont donc prêtées à ce petit jeu qui, je dois bien l’avouer, me ravit…
Donc un roman double de par sa forme…
Autant le dire tout de suite, Comment être double (How to be both) n’est pas un texte simple (sans mauvais jeu de mots), loin de là ! Les problèmes et les énigmes qu’il pose sont multiples et après avoir achevé le roman, j’ai relu la première partie sur la jeune fille à l’aune de ce que j’avais découvert sur le peintre. La forme aussi est particulière : notons par exemple l’absence de guillemets pour les dialogues, des jeux sur la temporalité, des effets de miroir assez nombreux…
Le sujet : Georgia, dite George (d’ailleurs, au début, j’ai cru que c’était un garçon – le peintre de la Renaissance observant la jeune fille de dos au musée commettra la même erreur) vient de perdre sa mère, intoxiquée par un antibiotique. Cette mère, Carol Martineau, intellectuelle et journaliste économique, a suivi autrefois des études d’art. Elle est à l’origine des subvertisements sur Internet, utilisant la technique du pop-up : « Sa mission consistait à subvertir des faits politiques avec des faits artistiques, et des faits artistiques avec des faits politiques. Par exemple, un encart pouvait apparaître sur une page consacrée à Picasso, qui disait Saviez-vous que 13 millions de gens au Royaume-Uni vivent sous le seuil de pauvreté ? Ou bien un encart s’ouvrait sur une page politique, qui contenait un tableau ou un extrait de poème. » Une femme engagée et passionnée donc .
Ses relations avec sa fille sont celles d’une mère avec son ado : une très grande proximité cohabite avec une immense distance générationnelle. Des relations duelles et paradoxales en quelque sorte !
Un jour, la mère décide d’emmener ses enfants – sur le temps scolaire – à Ferrare voir les fresques allégoriques de la « salle des  Mois » de Francesco del Cossa dans le palais Schifanoia (il a réalisé trois fresques sur les douze : mars, avril et mai). Les discussions qu’elle a alors avec sa fille George sont ce que je préfère dans ce roman : elles débattent, se contredisent, remettent en question le langage qu’elles emploient, abordent des thèmes passionnants, par exemple, celui de l’identité et du genre : qui sommes-nous, notre identité se résume-t-elle à notre sexe (souvent dans le roman, il est difficile de déterminer le sexe des gens, d’ailleurs, le peintre est-il homme ou femme ? Peut-on être femme et peintre au XVe siècle ?), peut-on savoir qui nous sommes, les autres sont-ils capables de nous comprendre, notre moi intime correspond-il à l’image que nous renvoyons de nous-même ? (il y a dans l’oeuvre toute une réflexion sur ce que l’on voit et ce qui reste caché, l’apparent et le dissimulé, la dualité des êtres et la nécessité d’assumer cette dualité.)
Voir – la caméra de surveillance, les yeux de Sainte-Lucie – est un thème central du roman où l’on observe l’autre, souvent par écran ou par peinture interposée.
Sommes-nous finalement un ou deux (ou plus) ? Ah, la complexité humaine !
Que de vastes questions philosophiques abordées en passant, au cours de la conversation : « On ne peut donc jamais échapper à soi-même ?… Jamais être davantage que soi-même ? En ce qui te concerne, aurai-je le droit un jour d’être autre chose que ta mère? » demande Carol à sa fille. « Parce que personne n’a la moindre idée de qui nous sommes et de qui nous avons été, pas même nous-mêmes, sauf dans le souffle d’un échange sans arrière-pensée entre inconnus, ou un signe de tête entre amis. Sinon, nous restons aussi anonymes que des insectes et ne sommes que pigments de couleur, battements d’ailes dans un rayon de lumière, posés sur un brin d’herbe ou une feuille un soir d’été » pense, de son côté, le peintre, donnant l’impression que les questionnements traversent les époques sans changer fondamentalement…
S’il est difficile de savoir qui nous sommes et qui sont les autres, un autre problème est celui de la communication (et des nouveaux moyens de communication) : est-il possible de réellement communiquer par « image » interposée, voit-on ce qui nous entoure, la tête toujours penchée sur l’écran que nous tenons dans la main ? Comment être ici et ailleurs ? Notons des pages très drôles dans la partie où s’exprime le peintre : lorsqu’il découvre les gens du XXIe siècle les yeux constamment rivés à leur portable, il est persuadé qu’ils se penchent vers des  tablettes votives ! « … cet endroit est plein de gens qui ont des yeux et choisissent de ne rien voir, tous parlent entre leurs mains pendant qu’ils déambulent, munis de ces mêmes tablettes votives  … peut-être dédiées à des saints en tout cas à des personnes sacrées, car ils regardent ou prient ou bien parlent à ces tablettes en les tenant près de leur oreille ou en les caressant avec les doigts et en les fixant du regard, ce qui trahit leur désespoir, puisque leurs yeux regardent de façon systématique ailleurs que dans leur monde, tant ils sont dédiés à leur icône. » (Le regard de l’homme de la Renaissance sur le monde contemporain est un pur plaisir …) Ah, le dieu Smartphone… un vrai sujet de discorde entre les générations :  George  à sa mère : « Mais en fait, tu es parano, comme tout individu de plus de quarante ans. Vous êtes tous là, figés dans le passé, vêtus de toile et couverts de cendre, à vous frapper la poitrine avec un fléau en agitant vos petites clochettes. Impure ! Impure ! L’information tue l’action ! » et j’ajoute juste cette réplique de la mère qui me touche particulièrement et m’amuse beaucoup : «  Tu n’as jamais envie de te simplifier un peu la vie ? Par exemple en lisant un livre? »
D’autres questions sont abordées, notamment sur l’art : « L’art ne produit rien, si bien qu’il se produit quelque chose ». La mère de Georgia éprouve visiblement ses plus grands moments de bonheur lorsqu’elle arpente les salles d’un musée et qu’elle entre en communion avec un artiste : « et tout à coup, à le contempler, à le trouver si beau, sa mère avait cessé d’être triste » De belles pages aussi sur l’impossible deuil des êtres qui nous sont chers, la mère disparue, encore là un mois plus tôt puis absente à jamais et que Georgia tente de faire revivre à travers certains rituels qu’elle s’impose (une danse matinale) et des visites à la National Gallery pour voir un tableau représentant Saint Vincent Ferrer de Francesco del Cossa, peintre préféré de sa mère . L’art peut-il aider à supporter la perte  ?
J’ai pour ma part trouvé plus classique la partie  sur ce peintre qui revient hanter le XXIe siècle, section plus proche finalement du roman historique et je suis contente d’avoir commencé le livre par la partie sur George et sa mère. Cela dit, l’évocation de la fabrication des couleurs, de la naissance de sa vocation de peintre, des difficultés à trouver un maître et à entrer dans le métier est passionnante.
J’ai bien conscience que si j’avais commencé par la partie sur le peintre, je n’aurais certainement pas lu le même roman… En fait, je crois que dans tous les cas, une relecture de la première partie abordée, quelle qu’elle soit, est nécessaire.
Ainsi l’intérêt de ce récit en diptyque réside-t-il dans les échos, les parallélismes entre le peintre de la Renaissance et Georgia, tous deux orphelins de mère, tous deux s’interrogeant sur leur identité sexuelle, tous deux vivant une amitié amoureuse très forte.
J’ai beaucoup aimé aussi l’évocation de cette relation mère/fille, leur difficile communication, leurs « prises de tête » comme on dit maintenant, sous forme de jeu où chacun tient à assumer son rôle jusqu’au bout, leurs désaccords superficiels et plus profonds et leur immense amour qui efface tout le reste. J’ai trouvé leurs échanges très justes et très bien vus – qui a un ou des ados chez soi appréciera…
Je reste bien persuadée du fait que Comment être double est un livre qui mérite une réelle analyse (et une double lecture) et que je ne l’ai traversé que de façon bien superficielle. Il nous pousse hors de notre zone de confort et demande à son lecteur une participation active. Il me faudra à coup sûr m’y replonger, ce que je referai avec plaisir, c’est certain…

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coup de coeur

Dis-moi qui tu hantes…

Née en Ecosse en 1962, Ali Smith est une auteure singulière dotée d’une grande inventivité. Son œuvre subtile et stimulante sonde notre rapport intime au genre et au temps, tout en interrogeant la fonction de l’art. Dans ce roman sensible, Ali Smith fait se rencontrer un peintre italien du Quattrocento et une adolescente britannique d’aujourd’hui.

Le roman s’ouvre sur un télescopage temporel : un peintre de la Renaissance italienne, Francesco del Cossa, se retrouve projeté au 21e siècle devant une de ses œuvres accrochée à la National Gallery de Londres. Par un jeu de mise en abyme, il observe un visiteur contempler son tableau. Celle qu’il prend tout d’abord pour un jeune garçon, c’est Georgia, dite George, une adolescente dont la mère est morte quelques mois auparavant. Notre fantôme de peintre va la suivre, tout en évoquant sa vie à lui, son enfance dans une famille de briquetiers du 15e siècle, sa formation puis sa renommée qui culmine avec la réalisation de fresques allégoriques dans un palais ducal de Ferrare. Dans la partie suivante, le roman se focalise sur George. L’adolescente cherche comment vivre sans sa mère, comment faire exister l’absente dans son souvenir, et percer le mystère de celle qui l’a initiée à l’art. Pour conjurer sa peine, elle s’invente des rituels et s’efforce de comprendre la peinture de Cossa, ce peintre italien tombé dans l’oubli et qui fascinait sa mère.

George, au physique androgyne, est à la recherche de son identité et de ce que sa mère lui a laissé. La perception que l’on a des êtres et des choses constitue-t-elle leur vérité essentielle ? Ne faudrait-il pas plutôt regarder derrière le tableau pour tenter d’approcher l’invisible ? Mais comment connaître ce qui n’est plus ? En racontant ces deux histoires qui se rejoignent sur les motifs de la perte et brouillent les frontières entre féminin et masculin, Ali Smith explore avec finesse l’intangible permanence : il en ressort des sensations, des jeux sur la langue, des mélanges entre réalisme et symbolisme… Un tourbillon des sens des plus émouvants.

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