critique de "Et quelquefois j'ai comme une grande idée", dernier livre de Ken Kesey - onlalu
   
 
 
 
 

Et quelquefois j'ai comme une grande idée
Ken Kesey

Traduit par Antoine Cazé
Monsieur Toussaint Louverture
octobre 2013
795 p.  24,50 €
ebook avec DRM 12,99 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Vol au dessus d’un chef d’oeuvre

800 pages, ça vous fait peur ? En 1964, Ken Kesey, un gaillard de vingt-neuf ans qui n’en est pas à son galop d’essai – il a déjà publié « Vol au dessus d’un nid de coucou » –, fumeur de joints et grand aventurier du psychédélisme, part d’une « grande idée » pour donner naissance à un roman immense, dans tous les sens du terme. C’est ce livre que les éditions Monsieur Toussaint Louverture nous proposent de découvrir en français, cinquante ans après sa parution outre-Atlantique. Il a fallu huit ans à Dominique Bordes et son équipe pour permettre la publication de ce roman vertigineux, édité à la perfection et traduit au cordeau par le très très grand Antoine Cazé. Pourquoi les lecteurs français ont-ils dû attendre l’éditeur le plus allumé de sa génération pour profiter d’une telle expérience de littérature ? Peu importe, et même, tant mieux. Car on est prêt à parier que l’immense plaisir de lecture repose aussi sur la beauté de l’objet-livre.

État de l’Oregon, à quelques kilomètres de la frontière canadienne : forêts opaques, nature capricieuse et ours sauvages. Les femmes cuisinent et les chiens jappent. Depuis sa maison isolée, la dynastie Stamper règne sur la rivière Wakonda, qui traverse le village du même nom. Henri Stamper, le patriarche, a fondé la scierie la plus puissante du coin. À soixante-dix ans, le vieux briscard n’a rien perdu de sa verve, mais c’est désormais son fils Hank qui dirige les affaires, épaulé par son cousin et par sa femme Viv, étincelle rousse et farouche, très périlleux objet de désir. Quand les ouvriers de la scierie se rebellent et que les affaires se corsent, il décide de faire appel à son demi-frère, Lee, de douze ans son cadet, élevé à New York après la séparation de ses parents. Introverti et boulimique de lectures, un peu poète et un peu fou, Lee est tout ce que son frère Hank n’est pas. Cependant, il n’hésite pas une seconde à quitter sa fac pour revenir, plus de dix ans après les avoir quittées, sur les terres suppliciées de son enfance. Lee a une vengeance à prendre. De quoi est-il question ? De ce dont il a toujours été question : de secrets, de jalousie et de femmes volées, de combats de coq, d’amour irrépressible et de luttes à mort. Caïn, Romulus, Freud et les autres, Ken Kesey n’a qu’à puiser dans les ingrédients de l’humanité.

Lâchez prise, ouvrez les vannes. Dans cette œuvre-monstre, il n’y a pas que l’eau qui déferle. La fiction, comme le fleuve en crue et la pluie torrentielle, irrigue chaque parcelle du roman et entraîne tout sur son passage. Histoire d’amour, équipée sauvage, récit initiatique qui atomise la psychologie pour rejoindre le champ de la mythologie, exacerbé par une nature littéralement biblique, la narration se démultiplie sans cesse. Mais loin de se ramifier, le roman-fleuve enfle à chaque page – chaque page d’une écriture virtuose –  se nourrissant des différentes strates du passé familial et de la dizaine de personnages satellites, habitants du village, membres de la famille, qui accompagnent la tragédie comme un chœur antique. On ne galvaude pas le mot en qualifiant de « chef d’œuvre » le roman de Kesey. Alors, 800 pages, finalement, c’est presque trop peu. 

partagez cette critique
partage par email
 Les internautes l'ont lu
coup de coeur

Et quelquefois on est amené à lire un livre touffu, tout fou, foisonnant, frétillant, fourmillant… et formidable.

L’histoire est à l’image du livre, à la fois simple et complexe. On se situe après la guerre de Corée, dans la deuxième moitié des années 50, en plein Oregon, en plein cœur d’un village de bûcherons dont la vie est rythmée par une grève. Cette grève mine tous les habitants sauf une famille qui résiste et travaille encore grâce à un contrat secret signé avec la Waconda Pacific. Il s’agit de la famille Stamper qui manque tout de même de bras et va faire appel au demi-frère de Hank qui commence à prendre le pas sur son père Henry à la tête de la famille. Là où tout se complique, c’est que le demi-frère, Leland, a quitté sa famille douze ans auparavant, avec sa mère (la belle-mère de Hank, vous suivez ?), pour faire des études sur la côte Est… et qu’il voue une haine sans bornes à son demi-frère parce qu’il a couché avec sa belle-mère (la mère de Leland, vous suivez toujours ?) et que celle-ci a fini par se tuer en se défenestrant.

Leland déteste son frère parce qu’il l’aura privé de tout : de son enfance, de sa mère, de son père. Ce livre est donc l’histoire du retour de l’enfant prodigue à la maison, de sa vengeance et de se tentative de (re)trouver une place qu’il n’a jamais eu l’occasion d’occuper. Mais c’est aussi bien plus que cela, bien évidemment. C’est l’occasion pour Ken Kesey (accessoirement l’auteur du célébrissime roman « Vol au-dessus d’un nid de coucou ») d’écrire de somptueuses pages sur la nature sauvage, sur les relations familiales qu’elles soient filiales ou fraternelles, sur l’enfance, sur la fuite, sur la religion, sur les préjugés ou sur les superstitions…

Mais tout ceci ne se livre pas tout seul et c’est avec les tripes que le lecteur doit se laisser couler (et la sensation agréable qui en découle vaut largement le coût et le coup) dans le moule proposé par Kesey. Et quel moule ! La structure du roman est faite de récits, pensées qui s’entremêlent, d’un paragraphe à l’autre voire à l’intérieur d’un même paragraphe. Il peut tout aussi bien s’agir d’un récit à la première personne qui se mélange aux pensées du même personnage ou à celles d’un autre personnage ou à un autre récit à la première personne. Ces savants mélanges viennent au choix perturber la trame principale, l’enrichir, lui donner une autre perspective ou la mettre en perspective par rapport à des éléments tirés du passé des protagonistes. On peut donc ainsi passer subitement du « je » au « il » et inversement, ces deux pronoms personnels pouvant concerner tout à la fois la même personne ou deux personnages différents.
C’est ce qui donne cette impression de foisonnement et de complexité mais qui procure parallèlement à ce livre toute sa richesse et son ingéniosité.

Cette profusion de « sources » n’empêche absolument pas Ken Kesey de réserver des plages de plusieurs pages, par ci par là, à un personnage, souvent secondaire par rapport à la trame principale mais qui, puisqu’il n’en est tout bonnement pas étranger, permet finalement d’étoffer notre connaissance et notre compréhension des caractères de chaque protagoniste : Lee, Viv, Hank ou Joe Ben bien entendu mais aussi et surtout des passages consacrés au barman, au blanchisseur/propriétaire de cinéma, au syndicaliste,… Chaque personnage a ainsi droit à son « moment de gloire littéraire ».

Les personnages se définissent en premier lieu par le fait qu’ils sont « fils de… » ou « fille de… », portant en eux l’histoire de leur famille, renouvelant de génération en génération les tares ou les erreurs de leurs glorieux aîné(e)s. Ce livre est aussi celui du combat de l’inné et de l’acquis, de l’atavisme.

Une phrase résume assez bien à elle seule à la fois la structure du livre et son objectif :

« Une relation fondée sur la plaisanterie est une invite à d’autres plaisanteries. Des plaisanteries sur tout et sur n’importe quoi […] et les plaisanteries sur tout et n’importe quoi ne peuvent manquer par moment de flirter d’un peu trop près avec la vérité ».

Les plaisanteries y sont les reflets des digressions et pensées entremêlées du récit qui nous amènent petit à petit à comprendre le tableau peint par Ken Kesey, un de ces tableaux qu’on ne peut comprendre sans en avoir intégré chaque touche de peinture et sans avoir pris suffisamment de recul pour voir comment chaque touche s’imbrique avec celle d’à côté pour livrer une image finale cohérente.

C’est donc un livre exigeant, de par sa construction, son contenu et sa longueur, mais qui offre au lecteur assidu et persévérant plus que ce qui est exigé de lui !

partagez cette critique
partage par email