Intérieur nuit
Marisha Pessl

traduit de l'anglais par Clément Baude
Gallimard
monde entier
août 2015
720 p.  24,90 €
ebook avec DRM 17,99 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Moteur, ça tourne!

Si comme moi, vous attendiez le retour de Marisha Pessl après l’enthousiasmante Physique des catastrophes, son premier roman paru en 2007, vous ne serez pas déçu. Elle revient avec Intérieur nuit, un thriller aussi addictif qu’un film à suspense. Et de cinéma, il en est précisément question, avec l’enquête sur la mort de la fille d’un réalisateur sulfureux.

Journaliste d’investigation réputé pour ses reportages de fond sur les sujets les plus brûlants de la société, Scott McGrath a perdu sa crédibilité après avoir attaqué publiquement l’auteur de films d’horreur Stanislas Cordova. Le procès gagné par ce dernier, McGrath se retrouve au placard, et végète depuis six ans dans son petit appartement new-yorkais. Par une nuit d’octobre 2011, Ashley Cordova, 24 ans, la fille du cinéaste, est retrouvée morte dans Chinatown : sans doute un suicide. Mais Scott McGrath, qui n’a jamais renoncé à ses certitudes, s’intéresse de près à ce fait divers et en fait une affaire personnelle, espérant dévoiler enfin les zones d’ombre qui entourent le clan Cordova et regagner sa renommée. Selon ses détracteurs, Cordova est l’incarnation du mal : ses films extrêmement violents sont interdits de commercialisation, et auraient même inspiré des meurtriers, ce que ne démentent pas ses fans du monde entier qui alimentent les rumeurs les plus folles sur un site internet confidentiel dédié à leur réalisateur fétiche. Secondé par Nora et Hopper, ses deux jeunes acolytes de hasard, Scott McGrath enquête sur la mort d’Ashley, persuadé qu’elle est liée à son père, qui n’a fait aucune apparition publique depuis plus de trente ans. De témoins suspects en acteurs oubliés, d’hôpitaux psychiatriques en immeubles borgnes, de rapports secrets en livres de magie, Scott, Nora et Hopper s’enfoncent dans le décor ténébreux de l’homme de cinéma invisible dont ils se rapprochent par cercles concentriques, au risque de se perdre dans un monde aux codes inconnus.  

Marisha Pessl nous enferme dans univers lugubre et angoissant, dont la tension va crescendo, grâce aux dialogues qui impriment au récit un rythme soutenu, à l’identification au héros, et à l’insertion de documents savamment dosée (pages web, photographies, rapports cliniques, notes manuscrites…). Tout concourt à la vraisemblance de l’intrigue qui ne nous laisse jamais souffler (on se demande même si Cordova existe vraiment : un conseil, n’allez pas vérifier !). Au-delà de la poursuite obsessionnelle, Intérieur nuit sous-tend une réflexion sur notre fascination contemporaine pour l’image qui abolit les frontières entre illusion et réalité. Pour trouver son chemin dans le labyrinthe des mondes parallèles, l’auteur arpente la voie du roman avec brio, faisant sourdre des frissons de plaisir chez son lecteur, qui, une fois ferré, ne lâche pas ce véritable page-turner, une réussite étourdissante sur toute la ligne.

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 Les internautes l'ont lu

Marisha Pessl dans les pas de Donna Tartt

J’ai jeté un coup d’oeil sur les chroniques parues en marge
d’ Intérieur Nuit lors de sa sortie aux USA en 2013: soit on aime beaucoup, soit pas du tout. Quoi qu’il en soit, le roman de Marisha PESSL ne laisse pas indifférent.

Pour situer les choses, le premier paragraphe, là où tout se joue:
 » Que cela vous plaise ou non, nous avons tous une histoire avec Cordova.C’est peut-être une voisine de palier qui a trouvé un de ses films dans un vieux carton au fond de sa cave et, depuis, n’est plus jamais entrée seule dans une pièce obscure. Ou un petit ami qui s’est vanté d’avoir récupéré sur Internet une copie pirate de La nuit tous les oiseaux sont noirs et, après l’avoir regardée, a refusé d’en parler, comme s’il avait miraculeusement survécu à une épreuve atroce.
Quoi que vous pensiez de Cordova, que vous soyez obsédé par son oeuvre ou que vous y soyez indifférent, il provoque toujours une réaction. (sic!) Il est une fissure, un trou noir, un danger indéterminé, une irruption permanente dans notre monde surexposé. Il est caché, il rôde, invisible, dans les recoins les plus sombres. Il gît au fond de la rivière, sous le viaduc du chemin de fer, avec tous les indices manquants et les réponses qui ne verront jamais la lumière du jour.
C’est un mythe, un monstre, un mortel. »
La première réaction que j’ai eue, ça a été de me demander « who the f… is Cordova »? Je ne suis pas une encyclopédie du 7e art, loin de là, et de toute manière, personne n’a la science infuse. La voix narrative est tellement… radicale que l’on finit par fouiller désespérement sa mémoire en espérant trouver ce fichu Cordova. Et l’on continue benoîtement la lecture: sûr qu’au coin d’un paragraphe ça nous reviendra!
Bon ben voilà, ça y est: Cordova, axe central de la narration, vous a eus.
L’intrigue est annoncée via un article fictif du New York Times: « Ashley Cordova retrouvée morte à 24 ans ». C’est l’un des points forts du roman de Marisha Pessl, elle ouvre en grand la porte de sa narration au web. Le texte est truffé d’articles, forums, liens Internet. L’encrage à la réalité s’effectue par cette pénetration du virtuel dans le récit littéraire. Et pour moi cela a marché: les éventuelles longueurs ou incohérences du texte sont « ressuscitées » grâce à la volonté d’éxogamie de l’auteur; elle va voir ailleurs. Et ça fonctionne, parce que cela interpelle le lecteur.
La mort d’Ashley Cordova remet en selle Scott McGrath, journaliste déchu pour avoir trop remué le « mystère Cordova » et narrateur de notre roman:
 » Le 12 mai 2006, le journaliste maintes fois primé Scott McGrath a affirmé, lors de l’émission Nightline, que Cordova était le sujet de sa prochaine enquête. Pour lui, le réalisateur est un « prédateur – de la même veine que [Charles] Manson, Jim Jones et le colonel Kurtz », référence à l’exterminateur barbare d’ Apocalypse Now. McGrath a ajouté: « Quelqu’un doit stopper Cordova à tout prix » Deux jours après la diffusion de l’émission, les avocats de Cordova ont décidé de poursuivre McGrath devant les tribunaux pour calomnie en réclamant un million de dollars de dommages et intérêts. »

McGrath n’est pas au mieux de sa forme. Il est donc renvoyé de son journal, Insider, rajoutez à cela une ex-femme splendide dont il est toujours amoureux, une petite fille qu’il voit de temps à autre et un penchant certain pour le pure malt.
Enquêter sur la mort de la fille du sulfureux Cordova sera sa mission. Appelez ça vengeance, résilience, peu importe… Mais c’est à ses côtés que nous avancerons dans l’univers du réalisateur le plus sombre et le plus méconnu de l’histoire du cinéma: j’ai nommé Cordova.

Stanislas Cordova, moitié-homme, moitié-mythe, mix de Kubrick, Argento et Hitchcock, avait donné sa dernière interview à la fin de l’année 1977 en faisant planner autour de lui depuis une épaisse couche de mystère. Ses films sont visionnés exclusivement de façon clandestine dans des endroits secrets dont les fans de la planète se refilent les coordonnées.
Les fans! Le forum le plus abouti, Blackboards, est hébergé par Tor, l’Internet Anonyme.
 » Ce site est une réalité terrifiante. Un lieu de travail sacré. Une forêt dangereuse. Un endroit où vous pourrez évoquer et interroger tout ce qui menace et effraie votre famille, vos amis, votre religion, votre société. Un monde qui est à mille lieues du surfait et du commercial. Un lieu sale, inquiétant, chaotique, laid, fascinant. Un lieu qui ne comporte ni fond, ni murs. Ici, on ne se bat que pour accéder à quelque chose de valable. Quelque chose de vrai. Voilà ce que Cordova, dans toute son oeuvre, nous enjoint de trouver. Notre vrai moi. « 
McGrath sera accompagné tout du long du périple par Hopper, un jeune baroudeur au passé obscur et Nora, actrice en devenir à la dégaine excentrique, tous les deux rencontrés au début de l’enquête.

Flirtant avec le thriller, voir avec le roman fantastique, Intérieur Nuit souffre beaucoup de la comparaison avec La Maison des feuilles de Mark Z. Danielewski, qui fait aujourd’hui office de référence dans le roman expérimental postmoderne. J’avoue, pour ma part, avoir lu La Maison des feuilles après le roman de Pessl ce qui m’a peut-être évité les jugements hatifs… S’il est vrai que le graphisme d’ Intérieur Nuit avec tous les « objets rapportés » que le texte abrite, fait tout de suite penser au roman de Danielewski, tout comme la réfléxion autour de la création et plus précisément de la création de l’image, le récit de Marisha Pessl reste néanmoins linéaire, malgré quelques flash-backs rien de plus naturels. Dans La Maison des feuilles, le texte s’enroule autour de lui même, tout en cercles, un serpent se mordant la queue. Les narrateurs sont multiples et le lecteur est souvent pris à parti. Chez Pessl le lecteur reste à sa place, un voyeur impuissant.
Le chapitre qui ferait le plus penser au roman de Danielewski serait celui où McGrath déambule dans la propriété de Cordova, propriété qui lui sert aussi de plateau de tournage: non seulement le journaliste se retrouve dans le décor des films mais il doit parcourir également des couloirs souterrains, oppressé par la certitude d’une présence malvéillante:
 » J’avançai d’un pas; à présent, la flamme se consumait tranquillement. Pour la beauté du geste, je sortis la boussole de ma poche, curieux de voir dans quelle direction j’allais.
Je n’en crus pas mes yeux.
L’aiguille rouge était devenue folle; elle tournait dans le sens contraire des aiguille d’une montre.
Je secouai la boussole, mais l’aiguille n’arrêtait pas de faire le tour du cadran. « 
Je pense qu’il y a surtout de nombreux clins d’oeil en guise d’hommage à La Maison des feuilles. En ce qui me concerne, l’ambiance générale m’a plus fait penser au Maître des illusions de Donna Tartt: l’esthète maudit, Cordova, et les légendes surnaturelles qui l’entourent, Ashley, sa jeune fille, pianiste surdouée morte dans de circonstances mystérieuses, McGrath, le journaliste, souvent naïf, souvent pataud…
J’ai pris beaucoup de plaisir à la lecture d’ Intérieur Nuit et je lui souhaite tout le succès qu’il mérite.

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