La clarinette
Vassilis Alexakis

Seuil
Cadre rouge
février 2015
350 p.
 
 
 
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coup de coeur

Ode à l’ami disparu

 « J’ai commencé à écrire ce texte en grec. Mon dernier livre, comme tu le sais, je l’ai d’abord écrit en français. J’ai eu du plaisir à le rédiger, à parcourir de long en large le beau jardin du Luxembourg, j’ai néanmoins songé que c’était peut-être le dernier ouvrage que je composais dans cette langue, que j’étais en train de prendre congé de la France. » Une première phrase comme extraite d’un journal intime, mots qui s’adressent à son vieil ami Jean-Marc Roberts (décédé le 25 mars 2013). Quarante ans qu’ils se connaissaient. Une amitié indéfectible, que Vassilis Alexakis évoque avec drôlerie dans ce roman magnifique qui bouscule, interpelle et émeut. « Jadis je voyais des personnages de roman partout » poursuit le narrateur qui entraîne le lecteur sur les routes de la mémoire et de l’Histoire, l’incitant à s’interroger, à mieux comprendre le monde. Il est question de tellement de sujets dans ces 350 pages de « La clarinette » qu’il faut éclaircir ce curieux titre. Un jour, Vassilis se rend compte qu’il a oublié le mot désignant cet instrument qu’il voit partout. Oubli dans sa langue maternelle, le grec, mais aussi en français. Il s’interroge donc sur le pourquoi d’un tel effacement. Lorsque cette omission survient, son ami Jean-Marc lutte contre un cancer qui progresse. Vassilis entremêle souvenirs passés et réflexions plus linéaires sur leurs derniers échanges. L’amour, l’amitié, la paternité, les liens familiaux, les femmes, le sexe, l’édition et les arcanes des prix littéraires et puis le retour, pour Vassilis, au pays natal. Pour y comprendre un autre cancer : la crise qui a frappé la Grèce, tenter d’analyser les raisons de ce marasme économique. Le livre bascule dans une enquête journalistique (le premier métier de Vassilis) qui tente de démêler les fils de ce chaos social. Les rencontres faites à Athènes amusent parfois, font frémir le plus souvent. Une jeune fille qui s’appelle Orthodoxie étonne avec son engagement sportif auprès de l’équipe de football des SDF de la ville (le foot, une passion partagée avec Jean-Marc !). Les émotions affleurent avec Denis, l’ex-étudiant en philosophie de Kinshasa, aux orteils amputés après un séjour en camp de réfugiés, ou Minas, le clochard lecteur exigeant avec qui Vassilis a lié connaissance à Athènes. La Grèce n’est pas le seul pays européen à être en crise, comment ne pas être saisi par les propos que l’auteur tient avec un acteur (qu’il vient de voir sur scène dans le rôle d’Oedipe) requérant le même statut pour la France. « Nous sommes entrés dans une étrange discussion où chacun revendiquait pour son pays le titre du plus sinistré », s’étonne Vassilis. A qui on demande s’il se sent veuf, après le décès de Jean-Marc, l’ami, l’éditeur : « tu as été le parrain de ma liberté en quelque sorte, car écrire est la meilleure façon de faire usage de son imagination. »

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La Clarinette

Peu connu du grand public, bien que récipiendaire d’un prix Médicis, Vassilis Alexakis, né à Athènes, publie des romans en grec et des romans en français. Ensuite, il traduit indifféremment ses livres d’une langue à l’autre. Peu d’auteurs dans le monde sont capables de cela.
La Clarinette devait porter un autre titre, et surtout, il devait être écrit en grec. Mais la maladie, qui va finalement emporter son éditeur, Jean-Marc Roberts, fera également dévier en grande partie la trajectoire du livre et surtout la langue déployée par son auteur dans ce qui semble devenir au fil des pages un double adieu : celui, très conscient, qu’il déroule à l’intention de son ami et alter ego intellectuel, et celui plus sous-jacent qu’il fait à Paris, ville où il a trouvé refuge en 1968 après le coup d’état des Colonels.
Tandis que Paris se vide de sa substance, peut-être parce qu’Alexakis en a percé son plus terrible secret – l’indifférence de ses habitants – l’ami, vacillant sous les traitements, mais combatif à l’heure de finaliser son dernier manuscrit, et encore capable d’apprécier un verre de vin – “Mon médecin me l’a interdit mais je l’emmerde” – est pleinement présent dans les scènes précédant sa mort – ces derniers mois traversés de repas partagés et de livraisons du Monde à l’hôpital – comme dans les souvenirs plus anciens, cette unique engueulade au sujet d’une bataille que Roberts aurait livrée pour un autre auteur maison avec lequel Alexakis s’était retrouvé en concurrence. Le portrait est flamboyant même si lucide. Il est aussi la dernière possibilité de prolonger la conversation entamée quelque quarante années plus tôt.
L’autre sujet (d’inquiétude) d’Alexakis est la crise grecque, sur laquelle Roberts, à sa façon tranquille et obstinée, l’incite à se pencher. Séjournant régulièrement à Athènes, l’écrivain commence à entrevoir une réalité politique et sociale sur laquelle il n’avait pas encore mis ses mots. Sous sa plume, la Grèce devient « le seul pays pauvre que personne ne plaint ». Dans la presse anglo-saxonne, le pays partage avec le Portugal, l’Irlande et l’Espagne, l’honneur discutable d’être à l’origine d’un nouvel acronyme : PIGS (cochons). Lancé dans son enquête, l’écrivain n’hésite pas à mettre la main à la pâte en vendant dans la rue des exemplaires d’un journal réalisé pour les sans-domiciles fixes. L’occasion pour lui de faire la connaissance du seul membre féminin de l’équipe de foot qui représente la Grèce aux championnats du monde des SDF. Qu’un tel événement sportif puisse seulement exister en dit long sur l’état du pays, et du monde.
“La crise a fait de nous de bien méchantes personnes”, s’exclame un psychiatre grec qui a ouvert sept centres d’accueil pour les miséreux du pays, dont beaucoup de Roms et de réfugiés. Ces derniers sont les cibles du mouvement d’extrême droite Aube dorée qui ne cesse d’enfler dans l’opinion – en cela, la Grèce fait bien partie de l’Europe. Mais les étrangers ont à craindre un ennemi moins attendu et plus puissant : les pouvoirs publics grecs qui, financés en partie par l’Union européenne, enferment des hommes déjà très éprouvés dans des camps insalubres, comme des bêtes.
Quelques semaines avant sa mort, Jean-Marc Roberts avait lancé à son auteur : “Tu ne vas pas nous faire un livre sinistre, j’espère ?” Non. De la sensibilité, beaucoup de pudeur, une curiosité bienveillante pour le genre humain, un peu d’accablement tout de même mais pas de critique virulente ni de posture pessimiste. Finalement, le livre, qui a longtemps failli s’appeler La Minute de silence – suggéré par l’éditeur sur une feuille en papier parce qu’une opération l’a rendu aphone – porte bien son titre : sa musique légère s’insinue durablement dans notre mémoire. Pourtant, dans le cœur de Vassilis Alexakis, comme au sein de la vieille Europe qui repousse tous les indigents du monde, l’heure est grave.

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