La pièce
Jonas Karlsson

Traduit du suédois par Rémi Cassaigne
Actes Sud Editions

188 p.  16,50 €
ebook avec DRM 11,99 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

un Bartleby des temps modernes

Second roman du Suédois Jonas Karlsson, également dramaturge et acteur, « La Pièce » revisite le genre de l’office novel et met en scène un Bartleby des temps modernes inadapté aux logiques du monde du travail.

Björn est tout sauf un type sympathique. Imbu de sa personne, psychorigide et mégalomane assumé, il est muté pour des raisons inconnues au sein de l’Administration, dont il est persuadé de gravir rapidement les échelons. La bureaucratie, il l’a dans le sang, et il méprise ouvertement ses collègues, toujours trop paresseux, désordonnés ou brouillons, à l’image d’Håkan, son voisin direct, dont les dossiers s’empilent et menacent d’envahir son espace. Inutile d’ailleurs de venir bavarder avec lui, ou de lui proposer une pause café : chaque précieuse minute est comptée, dédiée à sa tâche et à son ascension hiérarchique.

Un jour, Björn découvre une porte dérobée entre l’ascenseur et les toilettes, donnant sur un bureau inoccupé que tout le monde semble ignorer. L’ordre et le calme qui y règnent séduisent bientôt le nouveau venu, qui vient s’y ressourcer de plus en plus souvent, au point de générer quelques bruits de couloir : pourquoi Björn reste-t-il ainsi immobile face au mur ? Quelle est cette pièce dans laquelle il prétend s’isoler, mais que personne sauf lui n’a jamais vue ? Le malaise devient palpable entre Björn, persuadé d’être la victime d’un complot, et ses collègues, effrayés par son étrange comportement. Sommée d’intervenir, sa hiérarchie a pourtant bien du mal à sanctionner cet employé modèle, auteur de rapports remarqués en hauts lieux. Et Björn en est parfaitement conscient.

Partant d’un fait des plus ordinaires (l’arrivée d’un nouveau collègue dans un service) et d’un cadre tout aussi banal (l’administration suédoise), Jonas Karlsson noue progressivement autour de son personnage une intrigue aussi drôlatique qu’inquiétante, décalée et loufoque à souhait. Prisonnier de ses névroses et de son obsession de la réussite, Björn ressemblerait au coupable idéal si l’histoire n’était racontée depuis son point de vue et selon sa propre logique, ce qui crée une connivence entre le personnage et le lecteur qui ne sait plus qui ment ou dit la vérité. « Les individus bornés ne voient pas le monde tel qu’il est. Ils le voient juste tel qu’ils veulent le voir. Ils ne voient pas les nuances. Le petit rien qui fait la différence. »

Excroissance d’un système qui ne peut tolérer aucune déviance, Björn est le grain de sable grippant les rouages de la machine, l’ennemi à neutraliser. Mais ne serait-il pas également la victime d’un certain conformisme, le bouc-émissaire d’une société dans laquelle nous évoluons tous ? Parfaitement maîtrisé, d’une écriture sobre tout en subtilité, ce conte moderne aux accents kafkaïens captive l’esprit bien au-delà des 189 pages qu’il occupe.

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