Le Jardin de verre
Tatiana Tibuleac

traduit du roumain par Philippe Loubière
Des Syrtes
mars 2020
272 p.  17 €
ebook avec DRM 10,99 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Une matriochka de mondes

Taillé dans la pierre brute d’où la lumière jaillit par éclats, le second roman de l’auteure moldave raconte une histoire d’enfance en commençant ainsi : « Je nais la nuit, j’ai sept ans », au moment où l’héroïne quitte l’orphelinat avec sa nouvelle mère, ramasseuse de bouteilles pauvre qui la sauve de l’enfer. Mais très vite, Lastotchka découvre que c’est par intérêt que Tamara Pavlovna l’a recueillie, pour arpenter par tous les temps les rues de Chisinau, la capitale moldave, afin de collecter des bouteilles qu’elles laveront ensuite à l’eau bouillante avant de les déposer à la consigne. Pour Tamara Pavlovna, dénuée de tendresse à l’égard de la fillette, seul compte l’argent ainsi amassé, pas vraiment un métier, mais pas la misère non plus, car « avoir sa place parmi les gens, ce n’est pas rien ». Leur logement est situé dans un quartier populaire où la fillette apprend le russe sous la férule de sa mère adoptive qui exige qu’elle oublie le moldave, langue des paysans incultes. En ces années où la Moldavie fait encore partie du bloc soviétique, leur immeuble donne sur une cour cosmopolite où se croisent « Moldaves, Ukrainiens, Juifs, Russes. Militaires démobilisés. Braves femmes seules ». Il y a le Polkovnik, ancien combattant aux poches toujours pleines de bonbons pour les enfants, et qui cultive ses roses dans le jardin partagé, la belle Katia qui vend ses charmes, ou encore Chourotchka dont l’appartement est rempli d’objets d’art. Et au milieu Lastotchka, « gosse effrayée et seule qui, à l’instar des oiseaux, a entrepris de construire son nid avec des saletés et des restes ». Quand enfin elle convainc Tamara Pavlovna de l’inscrire à l’école, elle obtient d’aller à l’institution moldave, seul fil la reliant à ses parents qui l’ont abandonnée. Mais la division entre roumain et russophilie ira s’accroissant avec la perestroïka puis l’indépendance en 1991 ; le quartier mixte se divise entre pro-russes et indépendantistes. Au fil des ans, le pays se transforme et Lastotchka aussi, qui a décidé qu’elle serait médecin, qu’elle partirait du quartier et peut-être même du pays. Marquée à jamais par les violences subies, exploitée sans vergogne, elle supporte son sort en attendant la liberté. Ses observations et ses sensations sont fines et kaléidoscopiques ; partagée entre le rude apprentissage de la vie et l’accession au baume des mots, entre la haine et la pitié pour sa tutrice à moitié folle, entre la répulsion et l’attirance pour les hommes, entre le russe étranger et le moldave maternel, entre le système cyrillique et l’alphabet latin. C’est un magnifique roman sur l’enfance, l’identité, les origines, la langue : une perle de verre au milieu de la noirceur des vies brisées.

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