Le nuage et la valse
Ferdinand Peroutka

traduit du tchèque par Hélène Belletto-Sussel
La Contre-allée
La sentinelle
avril 2019
575 p.  25 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Un chef-d’oeuvre sauvé de l’oubli

Tout comme son auteur, « Le Nuage et la Valse » est un rescapé. Le roman s’appuie sur le Journal que Ferdinand Peroutka (1895-1978) a tenu pendant sa détention dans les camps de Dachau puis de Buchenwald entre 1939 et 1945, jusqu’à la libération du camp par les Américains. De retour à Prague, le journaliste tchèque, qui ne s’entendait pas mieux avec les communistes qu’avec les nazis, émigra aux Etats-Unis en 1948. Le livre, lui, ne fut publié à Toronto qu’en 1976 par un éditeur en exil. Et ce n’est qu’aujourd’hui que ce chef d’œuvre est traduit en français. Le mot n’est pas excessif pour qualifier « Le Nuage et la Valse ». Parmi l’énorme bibliographie  consacrée à la vie dans les camps, ce roman se distingue par une distance apparemment dépourvue d’empathie, les événements sont vus d’en haut, sans que le moindre jugement soit jamais émis par le narrateur. Il reste en surplomb, mais son regard plongeant débusque les moindres mouvements des êtres – humains, animaux, plantes – et les juxtapose avec audace.

Le prologue opère un retour à «Vienne, 1910 ou 1911». On suit un jeune peintre famélique qui tente de vendre ses dessins et finit à l’asile de nuit où il s’inscrit sous le nom d’Hitler Adolf. L’atmosphère fait penser à « Berlin Alexanderplatz ». L’épilogue est composé de plusieurs scènes qui montrent l’après: un adolescent israélien préfère aller à l’anniversaire de son copain plutôt que d’accompagner son père au procès d’Eichmann, le père comprend; un groupe d’émigrés aux noms anglicisés avec leurs nouvelles femmes américaines sont en excursion au «nid d’aigle» d’Hitler, dans les Alpes bavaroises … le temps a passé, il est possible de «relativiser». L’ironie est une des grandes qualités de Peroutka, c’est une arme tchèque, celle de Karel Capek et de Bohumil Hrabal. Si, dans ces deux ajouts, elle semble parfois un peu pesante, le cœur de l’ouvrage, lui, est tout en finesse. Il est composé de quatre livres. Les événements se déroulent essentiellement dans les camps, dans les trains qui y amènent, mais aussi à Prague, à Munich, à Berlin, dans les Balkans, sur le front de l’Est. Comme le dit la traductrice dans sa préface, «le rythme est nerveux, la caméra bouge tout le temps, d’un lieu à l’autre, d’une personne à l’autre, offrant une vision à la fois panoramique et kaléidoscopique».

Au début du livre I, on est au début du printemps 1939. Des bourgeois jouent aux cartes au Baroque, un établissement chic de Prague: juifs ou non, des couples amis de longue date. Le lendemain, 15 mars 1939, les Allemands sont dans la ville, c’était pourtant prévisible, après la Pologne. Tout change très vite. Prenez Kraus, qui n’a jamais mis les pieds à la synagogue et a pris soin de se faire baptiser catholique: il perd son emploi à la banque, l’accès au Baroque lui est interdit par le patron, un autre Kraus, qui, plus prudent, possède un visa pour l’Argentine. Sa femme quitte le malheureux Kraus, il acquiesce et coud son étoile jaune. Kraus n’est qu’un cas. Partout des portes se ferment, les humiliations, grandes ou petites, la délation, les tentatives de fuite, les suicides, les crises cardiaques se suivent. A travers un propos rapporté, un silence, un coup de projecteur sur un détail insignifiant, Peroutka parvient à faire percevoir le délitement d’une société apparemment aimable. En quatre parties, le récit va suivre le cours de la guerre, de l’Allemagne triomphante au suicide du Führer dans son bunker de Berlin et à l’épuration énergiquement menée à Prague, dès la libération, alors que l’étau communiste commence à se resserrer.

Au départ, « Le Nuage et la Valse » était une pièce de théâtre, écrite immédiatement à la libération des camps, à partir du Journal de l’auteur, jouée en 1947 et vite interdite. Le nuage apparaît à des moments significatifs, c’est un nuage d’été, joufflu et rond, réconfortant: parfois la nature indifférente a comme un sursaut d’empathie. La valse, c’est  « Le beau Danube bleu » dont la mélodie surgit sans cesse. Ainsi, chantée par un groupe de déportés juifs avec des paroles infamantes. L’un d’eux refuse, c’est son dernier acte de dignité. Dans une de scènes les plus bouleversantes, le professeur Silvestr, l’initiateur du groupe de résistance Veritas, à Prague, va voir un de ses disciples, le médecin Pokorny. Le vieux maître se croyait prêt à affronter les coups ou la mort. Il découvre sa peur. Incapable d’en finir tout seul, il demande au médecin de l’aider. Celui-ci est déchiré entre son éthique et la fidélité à son mentor, il a aussi peur des conséquences, à raison. C’est une conversation polie, tout en litotes, en silences, en digressions. Par la fenêtre ouverte, on entend la valse, dont la mélodie sort d’un appartement voisin, occupé par l’envahisseur. Il est implicite que le Danube n’a jamais été bleu et qu’à Vienne, Munich, Prague, ou Varsovie, c’est toute la civilisation de l’Europe centrale qui meurt.

Pendant le transport au camp, l’horreur se dévoile peu à peu, incompréhensible, inacceptable. Puis la vie se réorganise. Kapo, membre de la Gestapo ou prisonnier, chacun reproduit ce qu’il était dans la vie civile: lâche ou courageux, pédant, flagorneur, geignard, égocentrique ou généreux. Les circonstances ne font qu’exacerber les réflexes. L’arrivée des colis de nourriture est ainsi un puissant révélateur des petites ignominies. Une société se reforme, avec ses différences de classe, son organisation politique. Le jeune prisonnier russe, malin et exubérant, finira broyé comme la plupart. Les deux frères Kube, le kapo et le prisonnier, celui qui croyait à Hitler et celui qui croyait à Staline, par circonstance plus que par foi, se retrouveront à la fin, sur le chemin de leur village natal. Les Témoins de Jéhovah manifestent un moralisme si rigoureux qu’il fait peur. De leur côté, les communistes se tiennent à part, dans une organisation impeccable qui laisse augurer de l’avenir.

Même si Peroutka n’exprime jamais de jugement, sa méfiance envers les totalitarismes perce. Plus tard, dans un entretien, il dira: «Trois grandes puissances ont traversé ma vie: les nazis, les communistes et l’Amérique. Chacun, à sa façon, m’a rendu mon travail impossible.» Dans sa préface remarquable, la traductrice, Hélène Belletto-Sussel, éclaire le parcours, sans cesse empêché, de ce démocrate convaincu, proche des présidents Masaryk et Benes. Journaliste de talent, maniant l’ironie, il terminera sa carrière en exil, travaillant à Radio Free Europe qui diffuse alors vers la Tchécoslovaquie, mais il ne semble pas que les Etats-Unis aient satisfait ses idéaux de démocratie et de liberté. Depuis 1990, Peroutka a reçu des distinctions posthumes dans son pays. Le président Václav Havel a déclaré « Le Nuage et la Valse » «un des meilleurs romans tchèques des dernières décennies». Récemment, la mémoire de l’auteur a été salie lors de l’«affaire Peroutka», en 2015: l’actuel président, Milos Zeman, l’a accusé d’avoir écrit, cédant à la «fascination des intellectuels pour une doctrine monstrueuse», un article favorable à Hitler. Peroutka a aussi été soupçonné d’antisémitisme, ce qui, comme le souligne la traductrice, est absurde quand on lit son livre. Propos diffamatoires, bien sûr, l’auteur a été réhabilité, et son roman est disponible dans son pays.

Peroutka n’écrira par d’autre roman. Il manifeste d’emblée une habileté stupéfiante, passant d’une scène à l’autre en virtuose, avec cet art de la juxtaposition qui fait surgir l’absurdité des situations sans qu’il soit nécessaire de les commenter. Il y a des morceaux de bravoure – la vie quotidienne du Führer dans son «nid d’aigle», entouré d’une jeunesse dorée ; sa fin, dans le bunker. Des moments terribles : le retour de Novotny, employé de banque déporté par erreur. Il retrouve sa place au bureau et tente de garder sa tenue de prisonnier en témoignage. Mais personne n’a envie d’entendre ce qu’il a à dire et il y renonce rapidement. Surtout, le talent de l’auteur se manifeste dans des moments intimistes, d’étranges digressions – ainsi, une leçon de peinture de feuilles de bambou – qui font soudain entrer dans l’horreur une poésie incongrue et merveilleuse. Ou quand il déplace le chagrin et la pitié, sans aucun pathos, sur un petit chien absurde, passant de maître en maître selon les caprices de l’Histoire. 

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