Le Tabac Tresniek
Robert Seethaler

Traduit par Isabelle Landes
Sabine Wespieser
octobre 2014
249 p.  21 €
 
 
 
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coup de coeur

L’accroche-rêves.

Robert Seethaler vit à Berlin. « Le Tabac Tresniek », son quatrième roman, a remporté un vif succès à sa publication. Dans la Vienne des années 1930, sur fond d’antisémitisme latent, le jeune employé d’un bureau de tabac se lie d’amitié avec un client un peu particulier…

Franz Huchel est un adolescent de 17 ans qui mène une vie tranquille dans le Salzkammergut, au pied des Alpes autrichiennes. A la fin de l’été 1937, il quitte le foyer maternel pour aller gagner sa vie à Vienne auprès d’Otto Tresniek, un ancien combattant qui, ayant perdu une jambe lors de la Grande Guerre, a obtenu la gérance d’un bureau de tabac à titre d’indemnisation. Connu et respecté pour sa personnalité indépendante, il vend aussi des journaux de tout bord à une clientèle variée dans son « temple du plaisir et de l’esprit ». Lorsque Franz arrive dans la capitale danubienne, c’est l’éblouissement. Otto Tresniek se révèle alors un mentor perspicace pour cet innocent tout juste descendu de sa montagne, dont il forme la curiosité intellectuelle et aiguise l’esprit critique par la lecture quotidienne de la presse. Le jeune employé, qui acquiert vite une conscience politique, est en revanche totalement inexpérimenté dans le domaine amoureux. Lorsqu’il apprend que le célèbre « docteur des fous », le professeur Freud, alors octogénaire à la frêle silhouette, vient se fournir au Tabac Tresniek, Franz voit en lui la personne idéale pour le conseiller sur sa vie sentimentale désastreuse avec une comédienne de Bohème volage et opportuniste. Si le vieux médecin se déclare impuissant à régler ses affaires de cœur, il se prend d’amitié pour ce jeune garçon sensible et intelligent, se promène en sa compagnie en fumant ses derniers cigares et en devisant sur les femmes et l’air du temps. Freud est un personnage à part entière, dont on retient l’ironie teintée d’amertume devant la situation politique qui le dépasse, vieillard rongé par la maladie, qui s’endort sur son propre divan au son des paroles de son protégé, heureux sans doute d’avoir contribué à développer un ultime esprit libre.
En mars 1938, lorsque l’Autriche est rattachée à l’Allemagne sous le commandement d’Hitler, Vienne devient invivable pour les Juifs et les dissidents politiques. Sigmund Freud se résout à l’exil. Dans le climat de collaboration et de terreur qui s’est installé, et alors que les journaux parlent désormais d’une seule et même voix, celle de la propagande, Franz saura rester fidèle à ses opinions et résister au dogmatisme nazi avec les armes qui lui ont été léguées par ses deux pères spirituels : la vivacité piquante et l’ingéniosité du désespoir.

Ce roman d’apprentissage est un véritable manuel de survie contre la pensée unique. Franz est un personnage attachant dont on suit avec passion les aventures, un peu à la manière d’un Candide du XXème siècle, qui voit avec stupéfaction le délitement d’une société « déboussolée », et ne se reconnaît pas dans les valeurs qu’elle proclame. Il prendra alors sa propre direction, que lui dictent sa conscience et son indignation. Ayant appris au contact de ses guides que l’inconscient peut être subversif, il fera de ses rêves des actes de résistance assumés et responsables.

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nuit blanche

Faussement léger

Suite à la mort de l’amant de sa mère et donc, des subsides, Franz Huchel débarque à la capitale, Vienne, pour aider Monsieur Tresniek, vieil ami de sa mère qui possède un bureau de tabac-journaux. L’agitation de Vienne lui donne le tournis, mais il s’habitue très vite à son nouveau rythme de vie. Parlons un peu de Monsieur Tresniek qui a perdu une jambe peinant la guerre de 14. Pas très causant le bonhomme, rien d’autre que son tabac ne compte. Pourtant il sait faire une petite place à Franz dans son local et dans sa vie. Autour d’eux, la haine du juif est là, surtout lorsque Hitler arrive au pouvoir. Monsieur Tresniek ne veut pas manger de ce pain-là. Il paiera de sa vie son refus d’interdire son magasin aux juifs. Parmi ces hommes, il y a Freud. Le « docteur des fous » l’aidera à prendre conscience et confiance en lui. Je crois que Freud aime à se plonger dans la naïveté du jeune homme. Cher Franz, vous êtes naïf, vous sortez vraiment de votre cambrouse ! J’ai souri de votre naïveté, de votre amourette avec Anezka, de si petite vertu. Pourtant, derrière il y a la situation politique de l’Autriche que vous suivez en lisant les journaux. Votre prise de position courageuse vous coûtera la vie. J’ai aimé votre bravade lorsque vous avez élevé le pantalon de Monsieur Tresniek à la place du drapeau à croix gammée. L’écriture, donc la traduction, est alerte, vive. Un livre, lu d’une traite, qui parle, d’une plume faussement légère, de la résistance en Autriche ; il n’y eut pas que des bouchers délateurs, mais aussi des êtres qui ont résisté au nazisme.

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Initiation

J’ai lu ce roman en allemand. Je préfère toujours lire les ouvrages dans leur langue originale si je la connais. Hormis le titre que j’aurais préféré traduire par « Le Buraliste » (en autrichien, un Trafikant), je ne peux juger la traduction française mais la qualité littéraire en allemand est bonne bien que moins chatoyante que celle de Zweig et moins mordante que celle de Schnitzler, des auteurs dont les références apparaissent en filigrane. C’est aussi un roman d’initiation mais sans le souffle épique de Hermann Hesse. Malgré tout, c’est un roman plus que « gentil ». Il décrit assez peu la violence physique propre à la montée du nazisme à Vienne, mais davantage le climat de plus en plus délétère de la capitale autrichienne. Ce délitement est bien rendu par le désabusement de Freud. Le début de son amitié pour le jeune Franz sonne comme une ultime recherche de pureté naïve. Elle restera inachevée tout comme la relation de Franz avec la jeune Bohémienne. Un beau moment poétique : lorsque Franz, ayant noté ses bribes de rêves à son réveil sur le conseil de Freud, les affiche sur la vitrine de son bureau de tabac, ce qui lui vaudra son arrestation par la Gestapo. On peut y voir des parallèles avec la période actuelle : l’écrasement de la poésie dans un monde de brutes ; la montée de l’extrême droite raciste ; les limitations aux libertés ; la lâcheté et l’opportunisme,…

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