L'envol du papillon
Lisa Genova

Presses de la Cité
mai 2010
357 p.  22 €
 
 
 
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coup de coeur

Un superbe roman, sur un thème si difficile

Alice, la cinquantaine, vit la vie dont elle a toujours rêvé. Un job prenant, passionnant, qui l’amène à voyager régulièrement, et dans lequel elle est connue et reconnue. Un couple épanoui, des enfants qui suivent leur voie. Quand elle peine à trouver un mot, quand elle souffre d’un blanc en plein discours qu’elle a pourtant prononcé de nombreuses fois, elle se dit que c’est un signe de fatigue, lié à sa vie trépidante. Quand elle se perd dans son quartier pendant un jogging, elle s’inquiète davantage, va jusqu’à envisager une tumeur. Mais lorsqu’on lui diagnostique un Alzheimer, elle tombe des nues, et son entourage avec elle. Elle est trop jeune, pour perdre la mémoire, pour voir disparaître ses souvenirs, pour arrêter de travailler. Son mari a d’ailleurs tendance à remettre en question le diagnostic, à espérer une erreur. Peu à peu, elle accepte la situation, trouve des techniques pour contourner ses difficultés, pour ne pas annoncer encore à ses collègues la terrible nouvelle.

C’est d’autant plus terrible, qu’Alice est parfaitement consciente de ce qui va lui arriver. Titulaire d’une chaire de linguistique à Harvard, sa vie repose sur la langue, dont elle connaît à fond le fonctionnement, et elle sait qu’elle va perdre ce langage. Elle sait que, si elle perd actuellement la capacité à se souvenir du contenu des cours qu’elle doit donner face à ses étudiants, elle qui était jusqu’à présent tellement appréciée, sa déchéance ne s’arrêtera pas là. Elle sait qu’elle n’aura pas l’occasion de lire tous les livres qu’elle a mis de côté, année après année, « pour plus tard », parce que ce plus tard n’arrivera jamais, parce qu’elle va perdre cette capacité à lire, à se souvenir d’un paragraphe pendant qu’elle lira le suivant. Elle sait que même si elle prend soin de lister chaque matin tout ce qu’elle doit accomplir pendant la journée (jusqu’à « aller donner cours » et « prendre les médicaments »), elle finira par oublier de consulter cette liste. Elle sait que viendra un jour où elle ne reconnaîtra plus son mari ni ses enfants. Elle sait que viendra un moment où elle sera incapable de s’occuper d’elle-même, de s’habiller, de manger. Elle sait tout cela, mais elle ignore quand cela se produira, combien de temps il lui reste.

C’est terrible, quand on y pense, cette épée de Damoclès au-dessus de sa tête. Se lever chaque matin en se demandant si c’est la dernière fois qu’on reconnaît l’homme couché à côté de soi. Se coucher le soir en ignorant si on s’effondrera le lendemain en apprenant, à 30 ans de distance, la mort d’un proche.

Pour autant, ce roman ne tombe pas dans le pathos. Bien sûr, le sujet est difficile et le récit est émouvant, et même très émouvant, mais il n’a pas pour vocation de faire pleurer dans les chaumières. Il est réaliste, car très bien documenté (l’auteur connaît visiblement son sujet) et nous plaçant aux côtés d’Alice, même si les réactions de son entourage sont également évoquées. J’ai trouvé l’écriture très touchante, très proche de la réalité d’Alice, nous permettant de vivre ses angoisses, ses incompréhensions, ses colères face à ce qu’elle considère comme une infantilisation, alors qu’elle estime ne pas encore en avoir besoin, son courage et son besoin de se prendre en main malgré tout.

C’est un roman qui fait gonfler une petite boule dans la gorge, qui serre le cœur au détour d’une phrase, qui mouille les yeux parfois. Alice est attachante, forte face à cette maladie qui s’abat sur elle et qui finira par l’abattre. Elle tente de la surmonter, de la contourner, d’envisager le moyen de quitter elle-même la scène avant d’en perdre totalement la capacité. Et oui, là, difficile de ne pas avoir le cœur serré. Difficile de ne pas être horrifiée à l’idée qu’un jour je pourrais ne plus reconnaître mes enfants. Difficile de ne pas penser à celle qui est passée par là, quand j’étais encore trop jeune pour comprendre tout ce que cette maladie impliquait, tout ce qu’elle avait dû ressentir, au début, quand elle était encore consciente de ce qui lui arrivait et de comment cela allait évoluer, tout ce qu’ils ont dû ressentir en la voyant partir, peu à peu, en voyant son esprit, ses souvenirs, son identité, la quitter. Existe-t-il pire situation que celle-là, on où sait qu’on va perdre tout ce qui fait ce qu’on l’on est, tout ce qui fait la personne que l’on est devenue au fil des ans, et où on ignore le moment où cela se produira…

Bref, c’est un très très beau roman, sensible et intéressant, que j’ai beaucoup aimé, vraiment beaucoup, malgré son sujet difficile.

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