Mémoires d'un maître faussaire
William Heaney

Bragelonne
bragelonne imag
février 2009
333 p.  20 €
ebook avec DRM 12,99 €
 
 
 
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coup de coeur

« Quand admettrons-nous que la rationalité est simplement un outil que nous inventons pour nous aider à avancer ? »

Voici typiquement le genre de roman trompeur, dans le bon sens du terme. Paré de légèreté et aussi limpide à lire qu’une bonne grosse tranche de détente, il n’en délivre pas moins un message clair sur la marche du monde, et sur la souffrance en général. Il paraît tout simple avec ses chapitres courts et bien ordonnés, mais s’offre le luxe de nous narrer plusieurs histoires en une (avec intime mélange de passé et de présent), un fort message politique, et nous propose un très beau portrait, fouillé psychologiquement, de son héros, William Heaney. La 4° de couv nous indique de suite qu’il s’agit du pseudonyme d’un grand écrivain anglais, et il n’y a pas à chercher bien loin pour qui l’a déjà lu (ça, et puis le fait d’être édité chez Bragelonne et traduit par Mélanie Fazzi ;o)) . Alors qui est William Heaney ? Au départ, tout sympathique qu’il paraisse, des propos comme : « Personnellement, Jane Austen me débecte. Je ne peux pas en lire une ligne sans l’entendre récitée par une voix suraigüe de pourceau méprisant. Emily Brontë, je voudrais l’attirer chez moi pour l’embrasser sur ses lèvres minces, mais Austen, jamais. » peuvent hérisser, mais on apprend très vite à le connaître et à l’apprécier. Je le laisse d’ailleurs se présenter : « – Je dirige une organisation pour la jeunesse. Ou quelque chose qui s’en approche. – Et quoi donc ? – Un organisme qui en chapeaute plusieurs autres. Je représente plusieurs organisations auprès du gouvernement et des organismes officiels, ce genre de choses. – Et ça consiste en quoi ? – On fait du lobbying pour obtenir des changements, on participe à des comités de financement. Vous voyez ? – Non, pas trop. » … D’autant qu’il s’occupe par ailleurs d’écrire des poèmes endossés par un autre (avec un grand succès), et vend des livres et manuscrits rares, comme loisir (sans s’en enrichir, du tout. Il aime aider une certaine association…) Des faux, évidemment. Il est également divorcé, père de trois adolescents, membre d’un trio de buveurs de pub, et ah, surtout, il voit des démons. « Combien de coïncidences sommes-nous prêts à tolérer, de hasards extraordinaires, de coups du sort, quel degré de synchronisme, combien d’étranges corrélations serons-nous prêts à ignorer avant de lever enfin les bras au ciel et d’affirmer que les causes et les effets ne sont pas le seul jeu de l’univers ? Quand admettrons-nous que la rationalité est simplement un outil que nous inventons pour nous aider à avancer ? Une carte et une boussole ne permettent pas de repousser la nuit. Combien de progrès scientifiques désastreux faisons-nous avant d’arrêter de les baptiser progrès ? Quand cessons-nous de faire comme si la raison instrumentale n’avait pas de face sombre ? » C’est tout l’objet du roman, peut-être, de définir ce qu’est un démon et ce que voit Heaney. En tous les cas on le suit avec un immense plaisir dans les rues de Londres, on s’amuse beaucoup, et on se fait cueillir, comme toujours avec cet auteur (sans son pseudonyme) (ou peut-être y suis-je particulièrement sensible) par l’émotion; ici avec le cahier de Seamus, ses rapports avec ses enfants, la scène où il revoit Mandy, ou ce simple passage (quelle beauté !) : « J’étais furieux contre lui et contre toute la saleté de ce monde. Je sondai la dureté de mon propre coeur et observai cette grande capitale où nous n’avons ni meneurs ni figures à admirer. Nos ministres sont des fraudeurs, des menteurs et des escrocs dont la seule idéologie consiste à s’accrocher au pouvoir; nos commerciaux sont des loups qui festoient de sang et d’os; nos religions s’attaquent aux petits enfants et nous nourrissent d’histoires cauchemardesques; nos médias nous empoisonnent par le consumérisme, hideux ver gonflé qui mange sa propre queue; nos stars du foot battent leurs femmes et violent des jeunes filles; nos vedettes de cinéma et nos mannequins sont des camés et des ivrognes; nos poètes sont obscurs. J’enrage ! J’enrage ! Quand je vois gaspiller la vie des gens ordinaires. Celles de jeunes hommes et femmes aussi faibles que moi, victimes des drogues qui envahissent les quartiers défavorisés de la nation; des sans-abri qui errent comme des spectres; des gens qui mangent pour oublier et s’abrutissent de mauvais programmes télé; de jeunes soldats courageux sacrifiés dans les déserts pour l’ambition d’individus possédant d’obscènes fortunes. Comme j’enrage ! Et je pleure ! De voir la vie ainsi bradée ! Et je ne possède comme antidote, perdu parmi ces dirigeants qui n’en sont pas, ces démons cachés dans l’âme des hommes et des femmes, que ma rage et mon humanité. »

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