Une douleur normale
Walter Siti

Traduit par Martine Segonds-Bauer
VERDIER
août 2013
224 p.  20 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

L’amour à mort

En juin dernier, Walter Siti recevait le prix Strega, l’équivalent de notre Goncourt. Une récompense presque tardive, si l’on considère la date de parution (1994) de son monumental et scabreux premier roman « Leçons de nu ». En effet, ce critique et professeur de littérature éminent est devenu LE romancier que l’on vous cite en Italie quand vous voulez prendre le pouls de la littérature contemporaine. Et l’exigeante collection « Terra d’Altri » des éditions Verdier confirme, en traduisant cette année le deuxième roman de Siti, paru en 1999, son statut de référence pour la littérature italienne. Même traductrice que « Leçons de nu », Martine Segonds-Bauer (avec la collaboration de l’éditeur et philosophe Martin Rueff pour les poèmes qui scandent le texte), même restitution remarquable du style unique de Walter Siti : fait d’or et de boue (deux symboles récurrents dans le roman), de poésie et d’obscénité, les deux pôles sur lesquels s’articulent son écriture virtuose et drue. Qu’on se le dise, « Une douleur normale » ne se lit pas en sirotant un cocktail au bord de la piscine. Ça tombe bien, la rentrée arrive, et la lecture du roman de Siti est une vraie leçon de littérature.

Walter, intellectuel influent et auteur d’un premier roman retentissant (suivez mon regard…), s’est lassé des culturistes froidement intéressés qui entretenaient jusqu’alors ses fantaisies sexuelles : il a rencontré Mimmo, un jeune Méridional débarqué à Rome pour faire l’acteur. Mimmo adore Walter, honore fougueusement son corps « flétri » de quinquagénaire, et parvient à crever sa carapace de littérateur solitaire. Mimmo s’installe chez Walter, et germe alors chez ce dernier le projet d’écrire un roman sur l’amour homosexuel, mais vu sous l’angle de sa « normalité », un amour de jeunes mariés, avec ses bassesses et ses joies. L’ouvrage est refusé par l’éditeur. Walter, dévasté, décide alors de le modifier, de remettre ce qu’il avait censuré pour épargner son compagnon, de rajouter des commentaires acides, signalés par une police différente. C’est ce texte revu et perpétuellement interrogé que Siti propose au lecteur. Un roman dans le roman, donc, mais un roman dont chaque syllabe semble autobiographique. Et la vérité est sulfureuse : Walter, le narrateur à la première personne, ne se fait pas de cadeau, se décrivant en homo assoiffé de torses musclés et pourtant guetté par l’impuissance, à la nature orgueilleuse et lâche, pas plus qu’il n’épargne Mimmo, personnage fantoche qui finit par tremper dans un trafic d’organes mafieux. Car Walter, dans la deuxième version de son roman, cherche à se débarrasser de Mimmo. L’écriture, d’un cynisme rare, devient le moyen d’achever l’amour, de venger la médiocrité des sentiments, et ce jusqu’à l’irrémédiable.

« Je ne suis pas un romancier, je ne sais que parler de moi », écrit le Walter du roman. Siti, le vrai, prouve en revanche qu’il est un romancier de très, très haute voltige. « Une douleur normale » est un roman brillant, truffé de références, qui dérange et interroge les rapports amoureux, la société italienne, mais aussi et surtout les rapports pervers du roman avec la réalité.

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