critique de "14 juillet", dernier livre de Eric Vuillard - onlalu
   
 
 
 
 

14 juillet
Eric Vuillard

Actes Sud Editions
aout 2016
208 p.  19 €
ebook avec DRM 7,99 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Ah, ça ira, ça ira !

Dans « 14 juillet », Éric Vuillard raconte la prise de la Bastille comme vous ne l’avez jamais lue dans les livres d’histoire. Menant avec brio un récit alerte composé de personnages vivants, il nous parle à nous, lecteurs et citoyens du 21e siècle, et rend justice à ceux qui ont mis en marche la Révolution française sans en avoir conscience.

Au départ, un sentiment d’injustice sourd au sein du Tiers-Etat qui trime et ne peut plus se nourrir : « un journalier gagne dix sous par jour, un pain de quatre livres en vaut quinze ». Alors ça gronde, ça grogne, ça trépigne, et quand on sait qu’à Versailles c’est la gabegie, que les banquiers spéculent sur la dette, les esprits s’échauffent et les femmes réclament du pain. Faute d’être entendu, on commence à piller les palais, puis on recherche des armes. C’est à la Bastille, prison d’Etat et symbole de l’arbitraire de l’Ancien Régime, qu’on pense en trouver, mais devant la résistance de son gouverneur, la rage du peuple aux abois se cristallise autour de la forteresse.

Cinéma en 3D

Éric Vuillard se place au milieu de la foule, « le » personnage principal de cette chronique. Il sort les émeutiers de l’anonymat où les historiens les avaient entassés, en dressant des listes de noms, des listes de métiers, en décrivant les trognes et les vêtements de gros drap et de laine, l’organisation sur le tas, les idées lancées à la volée, les mots qu’on se répète dans un mouvement improvisé qui, parti du faubourg Saint-Antoine, enfle et se répand comme une traînée de poudre dans tout Paris et au-delà. Grâce à un travail d’archives remarquable, on les voit, ces hommes ayant quitté échoppes et ateliers pour venir prêter main forte, on a l’impression de la vivre heure après heure, cette prise de la Bastille, d’en connaître les protagonistes, et même ceux qui ont été tués, auxquels l’auteur donne une identité et des histoires de vie tellement plus riches que ce que contiennent les procès-verbaux, tout en dépeignant ces femmes humbles et dignes qui viennent réclamer à l’administration le cadavre d’un mari ou d’un frère : des cœurs simples flaubertiens.

Sous l’écriture énergique et précise d’Éric Vuillard, la prise de la Bastille, c’est du cinéma en trois dimensions, une virtuosité de style et une narration qui avance tambour battant. Avec quelques clins d’œil à notre époque, il n’en fallait pas plus pour nous emballer !

 

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coup de coeur

Tout a commencé en avril 1789

Nous sommes en avril 1789, Jean-Baptiste Réveillon, roi du papier peint, a une idée lumineuse :
« Il emploie plus de trois cents personnes dans sa fabrique, rue de Montreuil. Dans un moment de décontraction et de franc-parler stupéfiant, il affirme que les ouvriers peuvent bien vivre avec quinze sol par jour au lieu de vingt, que certains ont déjà la montre dans le gousset et seront bientôt pus riches que lui Réveillon est le roi du papier peint, il en exporte dans le monde entier, mais la concurrence est vive ; il voudrait que sa main-d’œuvre lui coûte moins cher. »
Ce fut le début. La petite folie du sieur Réveillon sera détruite
« Le soir, on parvient à forcer l’entrée de la folie Titon. C’est la revanche de la sueur sur la treille, la revanche du tringlot sur les anges joufflus. La voilà la folie, la folie Titon, là où le travail se change en or, là où la vie rincée mute en sucrerie, là où tout le turbin des hommes, quotidien, pénible, là où toute la saleté, les maladies, l’aboi, les enfants morts, les dents pourries, les cheveux filasses, les durillons, les inquiétudes de toute l’âme, le mutisme effrayant de l’humanité, tous les monotonies, les routines mortifiantes, les puces, les gales, les mains rôties sur les chaudières, les yeux qui suivent dans l’ombre, les peines, les écorchures, le nique de l’insomnie, le niaque de la crevure , se changent en miel, en chants, en tableautins. »
Tout au long du livre Eric Vuillard prend fait et cause pour les insoumis, les pauvres, les travailleurs, les petites gens, ceux qui sont juste un cran au-dessus, mais si peu. Il prend soin de les nommer, de nous parler de leurs vies. Ces petites gens qui croulent sous le travail, les dettes, se soûlent de mauvais vin, il les magnifie, il leur enlève leur anonymat, à l’inverse d’un Michelet qui ne parle que des grands hommes.
« Michelet sépare le peuple, l’immense masse noire qui avance depuis le faubourg Saint-Antoine, de son représentant, qui devient le véritable protagoniste de l’Histoire. »

« Qu’est-ce qu’une foule ? Personne ne veut le dire. Une mauvaise liste, dressée plus tard, permet déjà d’affirmer ceci. Ce jour-là à la Bastille, il y a Adam né en Côte-d’Or, il y a Aumassip, marchand de bestiaux, né à Saint-Front-de-Périgueux, il y a Béchamp, cordonnier, Bersin, ouvrier du tabac, Bertheliez, journalier venu du Jura, Besou dont on ne sait rien, Bizon, charpentier, Mammès Blanchot, dont ne sais rien non plus, à part ce joli nom qu’il a et qui semble un mélange d’Egypte et de purin. »
L’auteur raconte l’exubérance, telle une liane de la ville de Paris dont chaque carte est obsolète avant sa parution. Paris qui est à la fois une dame du monde et une gueuse, une royaliste et une révolutionnaire, bref, une ville très vivante.
« Les rues se prolongent, les vieilles maisons sont démolies, et la ville continue de ‘étaler sans cesse, lascive, concupiscente. »
Eric Vuillard, est également cinéaste et cela se sent dans son écriture très visuelle. J’ai vu avancer, grossir la foule armée de peu, j’ai vu tomber les premiers corps, j’ai senti la peur, la grosse trouille mais aussi la folie qui s’est emparée de tous ces anonymes. J’ai vu les survivants chercher les corps, pleurer les femmes
La force de ce livre, outre l’écriture ? faire réfléchir… Toute ressemblance avec les évènements actuels pourrait ne pas être fortuit, comme l’enrichissement brutal, pas toujours légal et ou décent, la morgue des « puissants »…
Eric Vuillard nous le dit :
« On devrait, lorsque le cœur nous soulève, lorsque l’ordre nous envenime, que le désarroi nous suffoque, forcer les portes de nos Elysées dérisoires, là où les derniers liens achèvent de pourrir et chouraver les maroquins, chatouiller les huissiers, mordre les pieds de chaise, et chercher, la nuit, sous les cuirasses, la lumière comme un souvenir. »
Coup de cœur
http://zazymut.over-blog.com/

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coup de coeur

En marche !

Finalement, tout a commencé le 23 avril 1789 : ce jour-là, un certain Jean-Baptiste Réveillon, propriétaire de la manufacture royale de papiers peints, proclame, sans aucune gêne, devant l’assemblée électorale de son district, que « les ouvriers peuvent bien vivre avec quinze sols par jour au lieu de vingt, que certains ont déjà la montre dans le gousset et seront bientôt plus riches que lui. » Ça ne passe pas. Non, vraiment, ça coince. Il faut dire que les gens meurent de faim. Alors, la belle demeure, la manufacture et le jardin de la Folie Titon sont littéralement pillés, mis à sac, brûlés… La riposte est violente, les morts nombreux. Il est vrai que le contraste entre Paris et Versailles est saisissant : d’un côté rien ou pas grand-chose, de l’autre, une « longue file indienne de sucreries, macarons, génoises, volailles délicates, épinards frais, lentilles aussi fines que le sable, concombres juteux, belles poires d’Anjou, Inconnue la Fare, Beurré d’hiver, Pérouille…» (ah, les noms des poires, un poème !) Le luxe de Versailles, belle redondance, est simplement indécent : un crachat à la figure, une insulte au peuple qui se tue au travail. Il faut faire attention à ces choses-là, ici comme là, autrefois comme maintenant : on est tous attirés par ce qui brille, on veut tous avoir sa part. Il faudra bien comprendre ça un jour pour éviter bien des problèmes… Mais bon, revenons à nos Parisiens qui n’ont rien. Savent-ils qu’à Versailles, « il existe quatre horlogers de la chambre du roi, l’un d’eux a pour unique mission, chaque matin, de remonter sa montre. On dirait une farce, une rabelaiserie, absurdité d’auteur, un racontar. Mais il y a plus drôle, il y a pire. Il y a un capitaine des mulets à Versailles, quand il n’y a plus de mulets » ? On en rirait presque si l’heure n’était pas si grave et les ventres si creux. Alors, la colère monte, la vraie colère, qui étouffe, qui fait hurler, qui donne presque envie de tuer. On s’arme comme on peut : arquebuses, hallebardes, sabres chinois, tringles à rideaux piqués dans le Garde-Meuble de la Couronne, « boucliers de Dardanus et flambeau de Zoroastre » trouvés dans les théâtres. On fait flèche de tout bois. « Les fausses épées devinrent de vrais bâtons. La réalité dépouilla la fiction. Tout devint vrai. » Et Paris se lança… Le narrateur le regrette : son texte ne permettra jamais d’atteindre la réalité. La vérité est impossible. Il tentera une approche, c’est tout. Personne d’entre nous n’était là. Ce jour-là. Désolation : « Ah ! nous ne pourrons jamais savoir, nous ne saurons jamais quelle flambée parcourut les cœurs, quelle joie ; nous pourrons peut-être brûler du même feu, mais pas le même jour, pas la même heure, nous pourrons bien interroger minutieusement les mémoires, parcourir tous les témoignages, lire les récits, les journaux, éplucher les procès-verbaux, on ne trouvera rien. La véritable pierre de Rosette, celle qui permettrait d’être partout chez soi dans le temps, nous ne l’avons jamais trouvée. La vérité passe à travers nos mots, comme le signe de nos secrets. » Et pourtant, « il faut écrire ce qu’on ignore. Au fond, le 14 Juillet, on ignore ce qui se produisit. Les récits que nous avons sont empesés ou lacunaires. C’est depuis la foule sans nom qu’il faut envisager les choses. Et l’on doit raconter ce qui n’est pas écrit. Il faut le supputer du nombre, de ce qu’on sait de la taverne et du trimard, des fonds de poche et du patois des choses, liards froissés croûtons de pain. » N’ayons crainte, quand on aura pressuré l’Histoire, qu’elle sera à sec, qu’on l’aura vidée de son jus et qu’elle n’aura vraiment plus rien à nous dire, alors, la fiction prendra le relais, le flambeau à la main et éclairera les zones d’ombre. Pas d’inquiétude, elle a de l’imagination, la fiction ! On y verra clair ! Alors, pour s’approcher au plus près, il faut citer les noms de ceux qui ont fait l’Histoire, ceux dont on ne parle jamais, ceux dont il n’est jamais question dans les livres ou que l’on évoque sous un titre générique : le peuple. Il faut l’incarner, lui rendre sa chair, sa vie, ses moments de gloire. Il a des noms, des prénoms, des professions. Et l’auteur ne se lasse pas de les dire, ces noms, car les dire, c’est leur redonner la vie, c’est les mettre en mouvement, les placer sous les projecteurs. Ce sont eux les acteurs principaux. Ils entrent en scène, sur la scène de l’Histoire. Ils ne sont ni des figurants, ni des chiffres, ni des ombres : ils s’appellent « Aumassip, marchand de bestiaux… Béchamp, cordonnier, Bersin, ouvrier du tabac, Bertheliez, journalier… Bezou, dont on ne sait rien, Bizot, charpentier… » et la liste est longue, très longue. Ce n’est que le début ! « Alors continuons, ne nous arrêtons pas, nommons, nommons… » « Les noms sont merveilleux. » Et ils sont nommés, les uns après les autres, un par un, une par une, les hommes, les femmes, les fils, les filles, les gens de rien, les gens de peu. Celles et ceux qui l’ont faite, cette Révolution, qui l’ont prise, cette Bastille. Ils sont terriblement jeunes, morts jeunes, si beaux. Ils viennent de partout. Ils ont chaud, il fait chaud ce mardi-là. C’est juillet, il n’y a pas d’air. Ils transpirent et sentent mauvais. Ils pleurent parfois, ils ont peur. Ils avancent, courent, tombent, grouillent, armés de tout et de n’importe quoi, portés par leur certitude qu’ils traduisent ainsi : « nous nous valons tous…il n’est pas juste que certains boulonnent toute leur vie tandis que d’autres se font servir. » Ils sont vivants ! Ils pissent, crachent et crient. Ils insultent les forces de l’ordre : « culs-crottés, savates de tripières, pots d’urine, bouches-à-becs, louffes-à-merde, boutanches-à-merde, et toutes les choses-à-merde, et toutes les couleurs-à-merde, merde rouges, merdes bleues, merdes jaunilles. » Il y a du Rabelais et du Hugo chez Vuillard. Un bain de mots qui mousse et qui déborde. La foule devient poète, le peuple se fait génie ! Et on sent qu’il les aime, ces gens dont il parle, ce Vuillard, qu’il a du mal à les quitter, ces anonymes qui ont eu l’espace d’un instant leur petit moment de gloire, leur micro-épopée avant de mourir ou de retomber dans l’oubli et le néant : « Gardons-les encore contre nous un instant, ces huit à dix autres, par la grâce d’un pronom personnel, comme de tout petits camarades ». Un texte magistral qui nous entraîne auprès de ceux qui ont fait l’Histoire dans une écriture bouillonnante et puissante où les mots ont l’épaisseur des corps qui ont péri et qu’on le veuille ou non, ils nous parlent, ces Lelièvre et ces Leloup, ces Tronchon et ces Valin, comme s’ils avaient encore quelque chose à nous dire. On ne sait jamais, au cas où l’Histoire se répéterait… Tendons l’oreille…

Retrouvez Lucia sur son blog 

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nuit blanche

14 juillet… naissance d’une nation

Comment se fait-il qu’il ne soit jamais venu à l’idée de personne de s’emparer d’un tel sujet ? Avant Éric Vuillard, il semble en effet qu’aucun romancier ne se soit avancé sur le chemin de l’un des actes fondateurs de notre histoire puisqu’il est devenu notre fête nationale : la prise de la Bastille le 14 juillet 1789. Rendons un triple hommage à l’auteur de Tristesse de la terre. D’abord celui d’avoir creusé les archives et, faisant œuvre d’historien, de nous détailler ce qui s’est vraiment passé ce jour historique ainsi que sa genèse. Ensuite pour le ton avec lequel il nous restitue cet épisode aussi dramatique que glorieux. En accumulant les verbes et les adjectifs, il donne un mouvement incroyable à l’événement, si bien que l’on se sent littéralement entraîné par cette foule immense aux pieds de cet impressionnant monument. Enfin, chapeau bas pour avoir redonné vie au peuple de France, à ces pauvres gens qui se sont improvisés en armée et qui ont fini par renverser la montagne qui se dressait face à eux. Pendant que les Robespierre et autre Mirabeau théorisaient la République une et indivisible, les sans-grade allaient au charbon. On serait presque tenté d’écrire allaient se faire tuer joyeusement tant ils mettaient d’entrain – ou d’inconscience – dans leur combat. Tout a donc commencé par une grande famine. Comme les récoltes avaient été mauvaises, la population ne parvenait plus à se nourrir et attaquaient les greniers à grain et pillaient les magasins. De partout la colère grondait. À Paris, les gardes-françaises répriment les manifestations dans le sang avant de se rallier aux émeutiers. Le peuple s’accapare la capitale aux cris de «Mort aux riches!». Les bourgeois, inquiets se réunissent à l’Hôtel de Ville. « Ils montent un comité et décident la création d’une milice armée. À la même heure, le roi part à la chasse. Son cheval galope dans les bois, ses gens rameutent les chiens, ça jappe, le cerf coure entre les fourrés. Seul le temps change les hommes, mais certaines distances semblent chargées de siècles; à vingt kilomètres de Paris, on vit dans un autre monde. La reine est au Trianon, elle cueille des capucines. » Nous sommes le 14 juillet, au moment où près de la moitié de la population de Paris converge vers la forteresse de la Bastille. Il y a là les ouvriers, les petits commerçants, les artisans, les pauvres, les déserteurs, les brigands et même quelques bourgeois. Ils sont rassemblé tout ce qui de près ou de loin pouvaient servir comme armes, allant chercher des canons dans des musées, des épées dans des théâtres. « Il faut imaginer ça. Il faut imaginer un instant le gouverneur et les soldats de la citadelle jetant un œil par-dessus les créneaux. Il faut se figurer une foule qui est une ville, une ville qui est un peuple. Il faut imaginer leur stupeur. » Humble, l’auteur reconnaît qu’au fond, on ignore ce qui se produisit vraiment. Mais cela lui donne la liberté d’imaginer et son récit n’en est que plus «authentique». Il énumère les noms de cette foule bigarrée, voit les jeunes hommes intrépides – ou inconscients – nous retrace des morceaux de leur biographie, le pays ou la région d’où ils viennent. Nous parle de Sassard le couillon, Scribot le cul-terreux, Servant, l’employé, Serusier, le marchand de légumes et puis Vattier, dit Picard, Cholet, dit le Bien-aimé et tous les autres, les pères et les fils. «C’est dingue ce qu’un faubourg contient de vies». Bien entendu, il n’oublie pas les femmes dont la détermination est tout aussi grande. Les premiers coups de feu sur les assaillants donnent soudain à leur avancée une dimension plus dramatique. « Assassins ! Assassins ! » hurle la foule qui reprend sa marche en avant. Et voilà que la fronde et la colère se transforme en un opéra, une « grande guerre de gestes et de mots », que la fiction se transforme en réalité, que le 14 juillet est incarné. Place à la Fête Nationale !

Retrouvez Henri-Charles Dahlem sur son blog 

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vuillard Rodel

Ce n’est pas un roman, ce n’est pas un livre d’histoire. C’est un récit.Vuillard n’apporte sans doute rien de nouveau sur cette journée qui est un des pivots de notre roman national. Il n’a que faire des hypothèses qui ont couru sur le sens de cet événement et des débats qui ont déchiré les spécialistes – était-ce même un événement ? Vuillard raconte la prise de la forteresse qui apparaissait à beaucoup comme le symbole d’une autorité arbitraire détestée ; il la raconte de l’intérieur de cette foule qui se constitue lentement, qui grossit de l’arrivée des hommes, des femmes, des enfants par les ruelles étroites des quartiers populaires, par les escaliers branlants et malodorants des taudis où ils croupissent, tandis qu’ailleurs le luxe dégouline…Il voudrait donner un nom à chacun d’eux, savoir d’eux leur origine, leur métier, leurs habitudes et leurs malheurs ; il y arrive presque par de longues énumérations des patronymes dont trace a été gardée dans des procès verbaux, dans des mémoires jamais exploités. Et cela donne une chair à ceux qui sont toujours tenus pour quantité négligeable, cela leur donne presque un visage que l’on pourrait reconnaître. « On a dégringolé en chantant jusqu’à la Croix-Faubin. Fagotte cause avec un type qui est de Pontarlier et porte le nom mémorable d’Athanase Gachod. Et tout le monde cause. Lapie, qui est de Paris, cause ave Melot, qui est de Malbrans. Naizet, le forain, cause avec Collet qui vient de Landrecies. Tous les accents se mêlent, les patois, les métiers. Ferry qui vient de la Sarre, Feuillet qui vient d’Issoudun et Boussin qui vient de La Vèze et Bournillet qui descend d’Allones et Bezou qui vient de nulle part et crèvera du choléra à Paris quarante ans plus loin, et Bastide qui vient d’Aimargues et y retournera crever dans la misère, (…) C’est dingue ce qu’un faubourg contient de vies. » Ces hommes vont prendre d’assaut les murailles, imposer aux hésitations, aux lâchetés des ‘autorités’ leur détermination. Et c’est un mélange d’héroïsme et d’inconscience. Des coups de feu qui partent, des canons qu’on a été chercher dans des réserves improbables (ah! le canon donné par le Roi du Siam et ses dorures d’opérette), des armes improvisées, des piques arrachées aux barrières des parcs, des hallebardes préhistoriques volées dans des musées, des marteaux, des ciseaux. Et c’est comme un jeu, une immense farandole improvisée, mais des cadavres bientôt joncheront le sol, des corps transpercés, mutilés, le drame est là, très vite, mais que la capitulation de la place forte fait vite oublier pour laisser place à la joie de cette foule, devenue peuple, pour un moment inoubliable. Ce livre est admirable dans sa volonté de donner voix aux individus qui n’ont jamais droit à figurer qu’anonymement dans les livres d’histoire. Un flux verbal parvient à restituer à la fois la micro-histoire et la macro-histoire, alternance de soli et de tutti qui compose une symphonie flamboyante. Et tout cela finit par les cendres de la douleur de la femme de François Rousseau qui ne revient pas de cette épopée. La dernière ? « On devrait, lorsque le coeur nous soulève, lorsque l’ordre nous envenime, que le désarroi nous suffoque, forcer les portes de nos Elysées dérisoires, là où les derniers liens achèvent de pourrir et chouraver les maroquins, chatouiller les huissiers, mordre les pieds de chaise, et chercher, la nuit, sousles cuirasses, la lumière comme un souvenir. »

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