critique de "À ce stade de la nuit", dernier livre de Maylis de Kerangal - onlalu
   
 
 
 
 

À ce stade de la nuit
Maylis de Kerangal

Verticales
mai 2014
80 p.  7,50 €
ebook avec DRM 7,49 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Lampedusa, la honte et la révolte

Le 3 octobre 2013, un navire venu de Libye, débordant de réfugiés, sombre au large de l’île de Lampedusa, à deux kilomètres  des côtes, faisant plus de 300 victimes. Maylis de Kerangal est dans sa cuisine, seule. C’est la nuit. Elle écoute la radio, le drame, les victimes.

Imperceptiblement son esprit se détache de la réalité, se laisse emporter de digressions en digressions par un mot qui s’impose à son insu, Lampedusa.
C’est d’abord le visage de Burt Lancaster qui s’invite, irrésistiblement. Quel rapport avec la catastrophe ? Il est le prince Salina de Lampedusa du « Guépard » de Visconti, film  adapté de l’unique roman de Guiseppe Tomasi de Lampedusa qui raconte le déclin de l’aristocratie sicilienne au début du XXe siècle. Le « Guépard » dont l’auteur a soudain la révélation qu’il fut  filmé « comme un naufrage ». 

Et puis, comme le flux et le reflux qui charrient le corps des noyés, Maylis de Kerangal repasse par sa cuisine où « à ce stade de la nuit » la radio poursuit le récit du drame avant, qu’à nouveau, l’auteur se laisse prendre  par le souvenir d’autres îles – Stromboli à la « sensualité fatale » qu’elle aime tant – par d’autre voyages, d’autres livres avant de revenir à Lampedusa, concentrant dorénavant « la honte et la révolte ».

Loin de l’indignation convenue, des « plus jamais ça » proférés avec emphase par des politiques impuissants,  Maylis de Kerangal, avec ce texte court à l’écriture précise, subtile, presque douce, offre un linceul de mots et sauve de l’oubli ces naufragés à jamais disparus dans la transparence bleutée de la Méditerranée et l’indifférence des hommes.

NB. Initialement publié en mai 2014 (Ed.Guérin/Facim -épuisé-),  ce texte résonne aujourd’hui d’un écho particulier au regard de la situation dramatique des migrants toujours plus nombreux  à fuir la guerre et la terreur.

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 Les internautes l'ont lu

La Cimade m’avait demandé de lire, pour son festival, Migr’en scène, des extraits du petit livre de Maylis de Kerangal A ce stade de la nuit. Extraits en résonance avec les préoccupations et les missions de cette association, bien sûr. Comment parler de Lampedusa et des naufrages qui viennent si souvent mettre un terme dramatique aux tentatives désespérées de tant d’hommes et de femmes de fuir des pays où ils ne peuvent plus vivre ? Comment écrire ?

J’ai fait part de mes réticences devant la manière dont Maylis de Kerangal aborde ce thème. Qu’on en juge. L’annonce de la nouvelle du naufrage d’un bateau entendue à la radio l’entraine dans une série d’associations assez lâches qui la conduisent du Guépard, de Giuseppe Tomasi di Lampedusa – Burt Lancaster, dans le film de Visconti, et le portrait d’une aristocratie dont le naufrage est imminent – à l’arrivée sur une île déserte ou pas en passant par une dérive sémantico-onirique autour des noms que l’on donne à certains lieux et les « divagations » autour du verbe « migrer ». Certes, comme une invite à aborder le problème, reviennent les nouvelles que la radio continue de transmettre. Mais il faut attendre les deux tiers du livre et un mot qui retentit tel un coup de tonnerre, « vergogna, vergogna », « honte, honte », pour que change la tonalité du livre. Pour que l’on se pose enfin de bonnes questions : ça sert à quoi d’écrire sur ses petites émotions personnelles, ses petites migrations touristiques quand des drames comme ceux qui se jouent sur cette Mare nostrum ont lieu dans l’indifférence des responsables politiques qui sont plus préoccupées de se protéger d’une « invasion » que de trouver des solutions politiques et humaines au problème de l’immigration.

Les mots semblent bien impuissants qu’ils soient ceux de la maire de Lampedusa, ceux du Pape François. Malgré tout, il faut tenter d’écrire et c’est ce que Maylis de Kerangal fait.En une dizaine de pages qui sont très fortes et belles, elle évoque de manière hallucinante le naufrage enfin réel. Très fortes et non feintes, c’est-à-dire écrites par quelqu’un qui joue à faire l’écrivain et à répondre aux exigences -« en toute liberté »- de la commande que lui passe la Fondation Facim, dont la mission est consacrée essentiellement à la défense des patrimoines de la Haute Savoie.
De l’expérience intime, que je trouve personnellement plutôt complaisante, à une lecture politique, la parcours de ce petit texte est loin de laisser indifférent. On peut même y voir un détournement d’une commande, comme on détourne une publicité, pour amener le lecteur à ce que l’auteur considère comme vraiment essentiel. Oui. Mais aussi la conscience qu’un « tout autre récit » serait nécessaire.
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