Bois sans soif
François Perrin

Rue Fromentin Editions
janvier 2014
129 p.  16 €
 
 
 
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coup de coeur

De la solitude du buveur de fond(s)

Bosser dans un bar. Prêcher en zinc. Le narrateur sait de quoi il parle. Bistrot, troquet, rade, il a pratiqué, des deux côtés du comptoir. Des années d’observation et d’analyse qui lui permettent de livrer une version très personnelle, désabusée et souvent férocement drôle de ce qui s’y passe, de qui y vient, de pourquoi on y vient, de ce qu’on y cherche, de ce qu’on y trouve (ou pas), de pourquoi on y revient, de comment on en sort à l’heure où parfois on ne retrouve plus son chemin.

Qu’est-ce qu’un bar ? Sur le papier, « un lieu disposant d’une licence IV, débitant de boissons alcoolisées au vu et au su de la maréchaussée, et selon les goûts de tout un chacun. » Bien plus que cela en réalité. « Ni plus ni moins que la chambre dont on ne dispose pas chez soi. » ose le narrateur.

Le grand, le très grand Philippe Jaenada, qui signe la préface de ce livre qualifié de fiction quand on l’estampillerait plus facilement chronique, voire étude sociologique (mais puisque l’on déplore les étiquettes, passons-nous ici d’estampille), l’affirme : « On a dans les mains, tombé du ciel, le plus complet, le plus précis des manuels de vie en milieu baristique. […] On y apprend surtout ce qu’est la vie sur terre. » (Cette préface est une exception de la part de l’auteur de Sulak, mais pas un hasard : « les trois trucs [qu’il] préfère au monde (si on met de côté les choses intimes, comme la famille ou la levrette), ce sont les bars, les livres et François Perrin. » On a connu pire adoubement pour un premier livre.)

La visite guidée que propose François Perrin de ce monde qui bruisse derrière les vitrines embuées d’envie de rencontres est une formidable galerie de portraits. Le personnage principal est celui que l’on connaît le moins : le barman. Il devient ici un inoubliable Super-Héros (avec majuscules, ja).

Mais on ne naît pas Super-Héros. On ne le devient pas non plus. On est identifié et choisi comme tel. Et ensuite, il faut bien faire avec ce statut et les Superpouvoirs associés. Pas toujours simple. La blonde peut se révéler amère en fin de verre. Perrin distille des pincements de cœur au fil des pages.
Triste sort que celui du Super-Héros, célibataire à durée indéterminée – les Superpouvoirs seraient-ils solubles dans le couple comme le rhum dans le coca-cola ? Car si « chaque cul [a] son tabouret », l’amour, apprend-on, se trouve d’un seul côté du bar. L’autre, donc. Et si le célibat se fête au champagne, le champagne et le rade, ça fait deux.

C’est la solitude du buveur de fond(s) comme de celui qui le sert que raconte, dans une langue riche et imagée, François Perrin. Les formules pleines d’esprit coulent à flots (facile). L’humour vient contrebalancer un désenchantement qui n’est rien d’autre que de la lucidité. Et qui mène à une forme de résistance sociale – refuser l’exploitation est un choix politique qui se paye. La bière heureusement reste encore abordable.
Bois sans soif est à lire sans modération (re facile) et à jeun avant de se poser un instant la question de ce qu’on a fait, espéré, manqué, etc. la dernière fois qu’on a bu sous une enseigne licence IV. Et de ce qu’on a bu. Et de pourquoi c’était (encore et toujours) de l’alcool.

Pousser la porte d’un bar, c’est bien. Ne pas en ressortir trop tard, c’est bien aussi. Que l’on siège d’un côté ou de l’autre de la pompe à bière.

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