Croire aux fauves
Nastassja Martin

Verticales
octobre 2019
152 p.  12,50 €
ebook avec DRM 8,99 €
 
 
 
 Les internautes l'ont lu
nuit blanche

Grande ourse

Sans vouloir vendre la peau de l’ours avant d’avoir achevé cette critique, le livre de Nastassja Martin est une merveille. Ou plutôt est merveilleux. Comme ces contes, peuplés d’ogres et de princesses, de légendes et de magie.
Juste jusque dans son sublime titre, « Croire aux fauves » est pragmatiquement le récit d’une femme anthropologue victime attaquée par un ours. Comme « le lambeau » de Philippe Lançon était le récit d’un homme rescapé d’un attentat. L’analogie entre les deux peut se faire : l’une comme l’autre ont été victime de monstre, aux pluriel dans un cas, au singulier dans celui qui nous concerne là. L’une comme l’autre ont été frappé à la mâchoire. C’est d’ailleurs cette blessure qui fait entrer en collision le drame de Nastassja avec celui de Philippe. Alors qu’elle doit se rendre à nouveau à l’hôpital, pour cause de soupçon de tuberculose, le 13 novembre 2015 surgit soudain pour la priver de Salpêtrière. La tuberculose ne passera finalement pas par elle.
Croire aux fauves est bien le récit d’une blessure, mais plus sûrement celui d’une révélation : ce que la blessure, ses cicatrices, ses douleurs, disent de moi, me racontent de mon histoire, de mon monde, de ce que je pourrais être. La femme qui a vu l’ours s’entrevoit soudain comme ourse elle même, pleine nature, parmi les bois, la sauvagerie naturelle de cet endroit de la planète très loin des standards occidentaux.
Parce que les dents ont frappé dans cette Russie d’avant, cette Russie des grandes peurs de l’Occident, cette Russie CCCP, du grand blanc, des grandes bêtes dangereuses et indomptables. Cette Russie poétique et inaccessible, cruelle, impitoyable. Un monde de l’homme, ou de la femme, parmi les bêtes et leur pouvoir.
Nastassja, marquée, survivante d’un ours, qui l’a fait fuir d’un coup de piolet, Nastassja la française vainqueur d’un combat totalement inégal contre le monstre le plus fort qui soit, soudain, on ne la regarde plus tout à fait comme avant et elle même ne se voit plus comme avant. Défigurée, transfigurée. Ensorcellée?
Qu’est ce qui nous appelle dans nos meurtrissures, qu’est ce qui nous interpelle dans nos accidents, quel sens cette vie fracassée? Comment savoir?
Tu as croisé son regard, c’est pour cela qu’il t’a mordu au visage, lui dit-on…Planter ses yeux dans ceux d’un ours, quelle est cette aventure? Quel est ce charme qui s’opère soudain? N’y a-t-il dès lors que bestialité, désir de tuer, de manger, de faire disparaître ? De quelle force, de quelle puissance a-t-elle privé le fauve en fixant ainsi ses grands yeux noirs?
La femme qui a vu l’ours se questionne. Son retour dans le monde des bêtes domestiques, les Hommes, pour se faire soigner, pour sauver sa vie, ne l’incite qu’à replonger le plus vite possible en pleine nature, en totale sauvagerie. « J’ai perdu ma place, je cherche un entre-deux. Un lieu où me reconstituer. »
Se constituer à nouveau. Pas simple quand on « revient de la gueule d’un ours ».
De cette gueule, Nastassja Martin fait son miel, si j’ose, d’un style poétique, minéral et soyeux comme une fourrure. C’est souvent sublime. Elle parvient au final à dresser son fauve, comme on dresse le portrait de celui à qui vous devez vos manques actuels, votre apparence, sans doute votre avenir. Ce qu’elle est désormais, elle le doit à cet animal, dont on fait les doudous. Ce qu’elle est désormais, toujours anthropologue, c’est aussi définitivement cette femme qui a su écrire sa rencontre avec la bête comme Pline l’ancien l’éruption du Vésuve, « parce qu’il faut pouvoir vivre plus loin, comme disent tous ceux qui habitent ici dans la forêt sur la rivière sous le volcan. Il faut pouvoir vivre après avec et face à cela; juste vivre plus loin. »

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