Envoyée spéciale
Jean Echenoz

Les Editions de Minuit
romans
janvier 2016
312 p.  18,50 €
ebook avec DRM 12,99 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Bons baisers d’Echenozie

Selon Jean Echenoz, « Un livre s’écrit toujours un peu contre les autres ». Son dernier roman s’est plutôt écrit  tout contre trois de ses précédents ouvrages : « Cherokee », « L’équipée malaise » et « Lac ». C’est un sang d’encre noir-polar, teinté d’humour (tout sauf jaune) qui coule dans leurs veines. Et toujours ce genre très poétique, qui lui est propre, du « roman géographique ».

Soit vous ne les avez pas a lus et vous vous régalerez en découvrant dans « Envoyée spéciale » tout son talent de raconteur d’histoires d’espions. Soit vous les avez lus et vous vous régalerez plus encore en retrouvant Jean Echenoz au sommet de sa forme, dans une couleur romanesque qui lui va si bien et dans une variation des plus inventives : des bords de Seine jusqu’aux rives de la mer Jaune  en passant par la Creuse.

Maniant comme aucun autre écrivain la science des croisements improbables – comme dans « Lac », l’art du renseignement et l’entomologie- il nous propose cette fois-ci une histoire à la John Le Carré mâtinée de variété française. Ou comment Constance, une ancienne chanteuse « bandante » d’un unique tube planétaire est recrutée à son corps défendant par des agents secrets pour déstabiliser le régime de Corée du Nord. Rien que ça. Kidnappée et conditionnée telle un Nikita « ductile » par des officiers de renseignements au rencart – qui tiennent plus des pieds nickelés que des espions du MI 6 – Constance , « coupe à la Louise Brooks et courbe à la Michèle Mercier », va voir ses résistances lâcher. Lors d’une réclusion forcée au fin fond de la Creuse, elle attrape le syndrome de Stockholm et entre en empathie avec ses ravisseurs, qui en effet miroir vont succomber eux-même aux charmes de leur délicieuse otage. C’est le syndrome de Lima. Les voilà tous dans de beaux draps. Parce qu’ « amoureusement elle est insatisfaite », c’est avec son corps totalement consentant que  So Thalasso  (son ancien pseudo de chanteuse), va mener sa mission d’« informatrice sur l’oreiller » à Pyongyang auprès d’un conseiller sur le nucléaire du régime totalitaire.

Echenoz s’amuse, et nous avec, des stéréotypes du roman d’espionnage pour jouer une partition minutieusement réglée entre disparitions, fuite, enquête, pistes, fausses pistes, identités multiples, actions. Sa mécanique narrative de très haute précision file sur les pages, glisse et crisse comme un bolide de F1 sur l’asphalte. Il a aussi, cette façon unique d’impliquer son lecteur dans la fabrique de son roman. Par l’emploi du « on » le narrateur, qui est l’auteur lui-même, nous rend complice du  bricolage de son histoire. Il nous fait entrer en cuisine. Par exemple quand il déclare éluder volontairement une description qu’il juge inutile ou en justifiant une digression zoologique sur les phéromones des éléphants, comme une « sorte d’amusement didactique permettant d’achever un chapitre en douceur sans aucun lien avec notre récit ». On a l’impression d’être avec lui, la tête penchée au-dessus de son épaule alors qu’aux fourneaux, il mitonne avec fantaisie son roman aux petits oignons. On est aux anges de faire ainsi partie de la brigade de cet auteur toqué et étoilé du roman français. Un véritable Top Chef. Bonne dégustation.

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 Les internautes l'ont lu
coup de coeur

lecture jouissive

Constance, jeune femme oisive des beaux quartiers parisiens est enlevée par un « plombier » même pas polonais. Une demande de rançon arrive et son mari, Lou Tausk (un pseudo), ancienne gloire musicale réagit mollement. Constance fera preuve de constance (je n’allais pas louper ce mauvais jeu de mots), n’essaie pas de se sauver, attend, trouve même quelques menus plaisirs en présence de ses deux geôliers, sentiment réciproque. Les directives conduiront notre héroïne jusqu’en Corée du Nord avec la même placidité, où elle sera un peu espionne. Comment parler de ce livre sans l’amoindrir ? Jean Echenoz semble s’être amusé à l’écrire, à semer de petits indices, comme un bout de doigt. Beaucoup de personnages se croisent, ou pas, beaucoup de rebondissements. Dans ce livre, tous les mots sont importants. J’ai aimé, que dis-je, adoré la tournure des phrases. L’utilisation du « on » qui devrait alourdir le texte, le rend malicieux, avec ce mélange alerte de trivial et de précieux. « Une fois l’on a vu, dos tourné à la route, au milieu d’une culture de pois protéagineux, piser un paysan sous sa casquette. » Vous avez la description et l’action en un minimum de mots. Sobriété. Jean Echenoz est le marionnettiste d’une histoire improbable au mécanisme précis d’horlogerie. Il joue avec les fils, tisse un dessin. Il distille, à dessein, des détails importants. Qu’importe si l’histoire est improbable, lui, la rend possible. Et si, tout s’était déroulé dans une autre dimension ? Possible à la lecture du dernier paragraphe, ou pas. Un coup de cœur

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Que d’action, bon sang, que d’action.

J’ai comme l’impression qu’il y en a un qui s’est bien amusé et qui a convoqué, pour ce faire, tout un tas de petits camarades : Diderot et ses possibilités du récit : je-vous-raconte-ça-mais- je-pourrais-tout-aussi-bien-vous-parler-d’autre-chose : « Peut-on penser au contraire qu’arpentant le monde ils mènent ensemble une vie ardente et tumultueuse ? On peut le penser. Ça ou autre chose. » Perec et ses choses invasives décrites dans le détail ou non s’invite lui aussi: « Et puis ce qu’il y a, ensuite, c’est qu’on se fatigue vite d’énumérer. » On y sent Queneau et ses inventions délirantes : « l’élastique s’improvise en esperluette : une pichenette et hop, l’esperluette se transforme en arobase avant de s’immobiliser en clé de sol. » ou la perceuse qui « n’hésite pas à entonner les premières mesures du cantique A toi la gloire, ô ressuscité ». Butor et sa deuxième personne vous transformant en personnage de roman traîne ici et là: «… vous n’avez même pas envie de défaire votre valise… ». Parfois même s’annonce Ionesco dans une toute fin de chapitre 5 un brin mystérieuse que j’imaginerais bien prononcée par la bonne de la Cantatrice chauve… Echenoz s’amuse et évidemment, on suit, on court même, on est roulé dans la farine, mené en bateau, projeté par-dessus bord, trimballé de gauche à droite et du nord au sud, aux côtés de personnages peu probables aux noms du même acabit : Lou Tausk, Gang Un-ok et qui se croisent sans se voir et se rencontrent sans se reconnaître. Le romancier jongle, envoie tout en l’air sous l’œil ahuri de son lecteur : les mots, les phrases, les personnages, les intrigues, les lieux… et tout retombe parfaitement dans ses mains, dans l’ordre, et que nous dit-il à la fin ? Eh bien, qu’il est prêt à repartir. Pas vous ? Moi si ! Et l’intrigue me direz-vous ? Difficile de résumer ! « Que d’action, bon sang, que d’action. » commente le narrateur. A Paris, deux hommes appartenant certainement aux Services Secrets ont besoin d’une femme, mais une femme : « Qui ne comprend rien à rien, qui fait ce qu’on lui dit de faire et qui ne pose pas de questions. » Ce sera Constance qui dans un sens est bien contente de partir quelque temps dans une ferme de la Creuse, son quotidien n’étant pas folichon, entourée de deux gardes du corps dont l’un rêve de vivre au fond des bois à la Thoreau, puis au sommet d’une éolienne (pas mal la vue !) où elle s’abîme dans la lecture de l’encyclopédie Quillet. Puis, on s’éloigne : la Corée du Nord car comme l’a dit Echenoz dans une interview : « C’est un lieu qu’on ne peut qu’imaginer », et pour cause… où l’on retrouve notre Constance affalée devant une émission littéraire. Un journaliste interroge Pierre Michon : « le style, je veux dire cette manière si singulière qui est la vôtre, provoque-t-il le propos ou en est-il la conséquence ? » Pas de chance, ça sonne, c’est Gang Un-ok qui se jette sur notre Constance… On n’aura jamais la réponse à moins qu’Echenoz ne réponde à sa place… Une parodie de roman d’espionnage, me direz-vous ? Pas du tout, selon l’écrivain, un « roman d’action », rythmé comme un air de jazz et dont les phrases parfois s’emballeraient toutes seules en des digressions plutôt comiques. Echenoz joue avec les codes du roman, ici plus qu’ailleurs. Le roman est pour lui le grand jeu : on s’interroge sur ses possibilités, on explore sans cesse ses limites et surtout, on n’oublie pas de s’amuser, de rire en rappelant au lecteur qu’il peut y croire mais que ce n’est qu’une histoire, que le marionnettiste n’est jamais loin, que les fils sont visibles et qu’il faut faire avec, même si ça nous gêne ! On ressort de tout ça un peu secoué mais qu’est-ce qu’on s’est bien amusé !

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