Etat de nature
Jean-Baptiste de Froment

FORGES VULCAIN
litterature
janvier 2019
264 p.  18 €
ebook avec DRM 12,99 €
 
 
 
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coup de coeur

Etat de nature de Jean-Baptiste Froment est le coup de cœur de la Librairie Tome 7 dans notre 53eme sélection coup de coeur des libraires

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coup de coeur

Connaissez-vous la Douvre intérieure ? N’êtes-vous pas passé, cet été, en rentrant de vacances, par cette région « faite de hameaux », « le centre mou de la France » dont Chantaume est la capitale ? Non, ça ne vous dit rien ? Et pourtant, quelle belle région : du vert, du vert à perte de vue, des vallons, quelques maisons ici et là… Ah, on respire là-bas, loin de Paris !
Bon, c’est vrai, il ne s’y passe pas grand-chose, comme si l’Histoire avait oublié cet espace et ces gens qui vivent hors du temps… C’est une certaine Barbara Vauvert qui a hérité, on ne sait comment, du titre de préfète de la Douvre : au lieu de s’en plaindre, elle a pris son ouvrage à coeur. Très vite, elle s’est mêlée au peuple, est allée parler aux habitants de ces terres du bout du monde pour tenter de connaître leurs besoins, leurs craintes pour l’avenir, leur façon de voir les choses. Elle a compris qui ils étaient, a voulu connaître leur nom, l’a fait et à merveille. Elle a su se faire aimer et elle a des projets pour eux.
Elle n’est pas la seule : un certain Arthur Cann, une espèce de philosophe écolo, veut se servir de ce territoire pour mettre en œuvre une entreprise qui lui tient à coeur : il s’agit de créer un « vaste incubateur à ciel ouvert, un lieu d’expérimentation grandeur nature du monde à venir, à la fois numérique et écologique, enraciné et connecté », un espace « agricole numérique autosuffisant. »
Imaginez : « une mutualisation des biens et des services », chaque ferme produisant sa ressource d’énergie. Bon, pour cela, il faut une connexion ultra-haut débit, des panneaux solaires, des éoliennes… Pourquoi ce territoire ? Eh bien parce que selon Arthur, « le système n’a pas de prise sur ces gens de la Douvre, il glisse miraculeusement comme sur les plumes d’un oiseau. Ils ont beau vivre avec leur temps, la vérité est qu’ils n’ont jamais donné leur consentement à ce que les autres ont fait du monde. À leur manière invisible et taiseuse, ils n’ont cessé de résister. »
Donc, la Douvre est « comme l’Arche de Noé de notre temps, celle qui a survécu au déluge intellectuel et moral qui a dévasté le reste du pays. » Un espace protégé, pur d’une certaine façon. Un lieu à l’état de nature qui ne serait pas dépravé par la société ou la politique. D’ailleurs, selon Arthur Cann, dans cet espace autogéré, les hommes politiques n’ont plus de place. Il faut donc se débarrasser de ces gens-là. CQFD
Barbara et Arthur vont-ils s’entendre ? Là est la question !
Mais, là-haut, à Paris, cette préfète adulée par le peuple inquiète un peu les technocrates bien assis sur leur pouvoir… Alors qu’elle est plébiscitée par les habitants de la Douvre et accomplit un travail admirable, elle apprend par un simple coup de fil du ministre qu’elle est VIRÉE. Ciao bella, à une autre fois !
Eh oui, les gens brillants gênent aux entournures dans les hautes sphères…
Pas de souci, répond-elle, très pro. Mais décidée à ne pas se laisser faire.
À Paris, une momie surnommée La Vieille tient lieu de présidente et termine tranquillou son troisième septennat et un certain Claude, gouverneur ou commandeur, appartenant aux hautes sphères politiques, souhaite la renverser au plus vite pour profiter d’un fauteuil bien au chaud.
En attendant, il tente de faire peur aux grands bourgeois parisiens en leur expliquant « qu’il n’y a de pouvoir que s’il y a des gens pour obéir… Retirez cette obéissance, cette soumission, et tout s’écroule comme un château de cartes. L’organisation du pays peut être aussi sophistiquée et complexe que l’on puisse imaginer, cela ne change rien : si, à un moment donné, ceux qui le font fonctionner ne le veulent plus, c’est fini. Game over, hé, hé. »
« À tout moment, les gouvernés peuvent retirer leur consentement. Mes chers amis, n’est-ce pas effrayant de penser que l’ordre social – notre propre tranquillité – est ainsi suspendu au bon vouloir, au caprice de tous ces individus dispersés et qui n’ont pas, pour la plupart, tout leur bon sens ? » Claude évoque donc des « défections spontanées. » « Ce sont des gens sans histoire, des gens normaux, des gens qui, croyez-le bien, ne brillent pas par leur originalité… tout d’un coup… qui partent en vrille. Du jour au lendemain, ils cessent d’obtempérer. Ils refusent obstinément de se plier à la moindre consigne, de quelque autorité qu’elle vienne. « Vous me ferez cette note pour demain » – c’est non. « Chéri, tu veux bien tondre la pelouse ? – c’est encore non. « Seriez-vous assez aimable pour me rendre la monnaie ? » – c’est toujours non… Il n’y a pas de conjuration, en aucun cas ils ne se sont passé le mot. Et pourtant, aux quatre coins du pays, ils se comportent exactement de la même manière. C’est tout à fait étonnant. » Les bourgeois s’affolent. Et Claude espère bien un jour ou l’autre récupérer leurs voix… En attendant, on lui a demandé de débarrasser la Douvre intérieure de la jolie préfète charismatique : naïf, il n’imagine même pas les conséquences de son coup de balai… Car les Douvriens, s’ils se sont tus pendant des siècles, pourraient bien soudain avoir leur mot à dire.
Donc, d’un côté, le dangereux binôme Cann/Vauvert (et derrière la charismatique Vauvert, le peuple, ne l’oublions pas!), et de l’autre la clique magouilles-politiciennes-à-gogo des hauts fonctionnaires véreux qui jouent les uns avec les autres, se manipulant constamment à tel point qu’on ne sait même plus qui est la marionnette de l’autre !
Je n’avais lu que quelques pages de ce roman pour le moins prémonitoire et fort documenté sur les rouages de l’État que je m’interrogeais déjà sur l’auteur de cette fable corrosive à la Voltaire : « d’où » écrivait-il , cet auteur qui semblait si bien renseigné sur les méandres du pouvoir, les coups bas, les ruses politiciennes et tout le tralala, jusqu’à quasiment se faire prophète puisqu’il ne vous aura pas échappé que certains termes rappellent les révoltes actuelles des gilets jaunes ?
J’étais bluffée !
Le livre est sorti en janvier, les premières manifs datent du 17 nov… Mais QUAND a-t-il été écrit, ce texte ??? Même si la situation n’est évidemment pas la même, certains mots de ce livre sont tellement en phase avec l’actualité, tellement prémonitoires, que c’en est sidérant ! Moi je crois que ce gars-là a de véritables talents de prophète et à mon avis, il ne faut pas le lâcher, il peut servir !
Au fait, sachez quand même que Jean-Baptiste de Froment est normalien, agrégé de philo, camarade d’hypokhâgne et de khâgne d’Emmanuel Macron, qu’il était conseiller à l’Élysée sous Nicolas Sarkozy et qu’il est maintenant élu au Conseil de Paris. Bref, il a vécu tout ça de l’intérieur, connaît très bien la machine politique. N’empêche, prendre la liberté d’écrire un texte aussi corrosif sur la sphère politique : BRAVO !
Cette satire distille vraiment un humour décapant ! Assurément, il faut « en être » pour percevoir de manière aussi aiguë tous les travers des hommes politiques, leurs basses manœuvres machiavéliques, leurs hypocrisies de courtisans, leur ego surdimensionné. Très loin d’eux un éventuel dévouement pour la nation, en tout cas…
Un livre désopilant (certains passages sont de VRAIES scènes d’anthologie !) et en même temps bien sombre sur un monde politique très éloigné (physiquement et intellectuellement) des préoccupations profondes du peuple. Bien sûr, on est dans la caricature, l’outrance, bien sûr, bien sûr… mais l’on sent qu’au fond (et c’est ça qui est terrible!), on n’est peut-être pas si éloigné que ça du réel…
Courage fuyons !

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