La petite fille sur la banquise: récit
Adelaïde Bon

Grasset
mars 2018
256 p.  18,50 €
 
 
 
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coup de coeur

Puissant, éprouvant mais indispensable

Adelaïde a neuf ans, c’est une petite fille souriante, innocente qui revenait de la fancy-fair de l’école. Elle y était retournée seule en suppliant ses parents car elle avait gagné un poisson rouge, et il fallait absolument de la nourriture en paillettes pour qu’il puisse vivre.

Cependant en un instant, sa vie va basculer car dans l’escalier du hall de son immeuble, elle va subir un viol que ses parents et la police qualifieront d’attouchement.

En un instant, elle quitte le monde de l’enfance, son insouciance pour vivre l’enfer, la souffrance.

Adelaïde se voit dans le regard des autres, elle s’enferme petit à petit, ressent de la honte. Elle se ferme, a la haine qui grandit en elle, exprime son malaise par de la boulimie, malmène son corps en grossissant de plus en plus.

Ces salissures, ces meurtrissures elle les nommera « les méduses », une métaphore incroyable car tout s’immiscera en elle de façon sournoise, ces tentacules réveillent en elle à n’importe quel moment ses souvenirs enfouis, ses salissures, ses meurtrissures.

Ce sont des douleurs post-traumatiques qui ressurgiront petit à petit au gré des thérapies.

Ce n’est que des années plus tard, lors de la création d’un spectacle de théâtre, qu’elle va enfin pouvoir nommer ce qui s’est passé ce jour de mai de ses neuf ans; il s’agissait d’un VIOL.

Elle continuera ses thérapies des années durant.

Ce récit c’est le livre de la reconstruction et le chemin a été très long car la culpabilité est enfouie au fond d’elle, elle éprouve le besoin de comprendre ce qu’enfant elle a enfoui en elle. Toutes ces douleurs post-traumatiques cachées ressurgiront au fur et à mesure des thérapies, la difficulté de nommer l’innommable.

23 ans après les faits on arrêtera le coupable et commencera un autre combat, faire requalifier l’attouchement en viol, devoir affronter ses méduses et le monstre au procès.

Un attouchement c’est bien pire qu’un viol car il faut pour elle apprendre à nommer ce qu’elle a minimisé enfant, elle doit accepter l’inacceptable, apprendre à le nommer, comprendre que cela ne vient pas d’elle mais de l’autre, le monstre.

Ce récit est vraiment lumineux, celui d’une reconstruction. Avec le recul, Adélaïde Bon choisit les mots justes. Son écriture à la troisième personne essentiellement passant par le « je » est magnifique et d’une force incroyable.

Ce roman est bouleversant, cruel, dur et perturbant. Quel courage pour l’auteur de nous apporter ce témoignage, chemin nécessaire pour la reconstruction. Un témoignage qui nous fait prendre conscience que de nombreuses victimes souffrent en silence, que les dégâts sont vraiment dévastateurs, que notre système judiciaire ne se donne pas assez de moyens et que de reconnaître rapidement une victime c’est lui donner le chemin de la guérison.

L’écriture est sincère, directe, sans tabou, elle ne tombe jamais dans le pathos, le ton est juste.

Un livre qui secoue, transforme, ouvre les yeux. Cette plume m’a émue, touchée au plus profond de moi même.

C’est un coup de ♥

Les jolies phrases

Elle ne sent pas les méduses s’immiscer en elle ce jour-là, elle ne sent pas les longs tentacules transparents la pénétrer, elle ne sait pas que leurs filaments vont l’entraîner peu à peu dans une histoire qui n’est pas la sienne, qui ne la concerne pas. Elle ne sait pas qu’ils vont la déporter de sa route, l’attirer vers des profondeurs désertes et inhospitalières, entraver jusqu’au moindre de ses pas, la faire douter de ses poings, rétrécir année après année le monde qui l’entoure à une petite poche d’air sans issue. Elle ne sait pas que désormais elle est en guerre et que l’armée ennemie habite en elle.

La prêtrise, l’abstinence, les religions ne fabriquent pas en série des violeurs d’enfants, non, je ne crois pas. Mais dans la foule innombrable des enfants violés, combien devenus grands ont pris la prêtrise, l’abstinence et les religions pour garde-fou ?

Le temps d’un viol, le monsieur de l’escalier, s’est immiscé dans les replis de mon cerveau, il a laissé sa haine et sa perversité macérer dans l’antichambre de ma mémoire, et jour après jour, elles m’ont dégouliné au dedans, elles ont colonisé chacune de mes pensées, elles ont contaminé ma vie.

J’avais si faim de mots qui soignent.

Peut-être faut-il être malheureux pour être profondément joyeux, peut-être que la joie est l’autre versant des larmes.

Si on l’écoute, elle existe, alors comme sans cesse tout lui glisse, elle s’invente.

Plus elle est sombre et désespérée au tréfonds d’elle-même, plus elle est radieuse au dehors. Un feu follet.

Elle a peur de ne rien oser dire à un psychothérapeute. Elle a peur d’être internée si elle lui dit tout. Elle a peur aussi de ne rien avoir du tout, de se mentir et de maintenir sa propre tête sous l’eau pour échapper à la médiocrité crasse, à son conformiste.

Elle comprend ce jour-là qu’elle ne connaît de sa sexualité qu’un pauvre fantôme craintif et confus, défiguré par la honte, dévoré par la culpabilité, quand d’autres célèbrent la Joie d’être au monde en enlaçant leurs corps.

Plus on a été agressé jeune, plus on a d’amnésies et de troubles psychotraumatiques, plus on a de mal à voir le rapport entre la crise de panique au présent et l’agression du passé.

Depuis ce dimanche du mois de mai, vingt-quatre années d’invasions par effraction, à toute heure, à tout instant. Pensée de boue après pensée de boue, je me suis retrouvée enterrée tremblante, écrasée sous la haine de moi-même et de la terreur que ça se voie, que ça se sache.

Excédant mes attentes, tous viendront, mon mari, ma mère, mes soeurs, mon frère, mes tantes, un cousin. Chaque jour, le voile qui nous séparait se déchirera un peu plus, je me laisserai prendre dans leurs bras et dans nos étreintes furtives tant de mots se passeront désormais d’être dits.

Les termes juridiques sont impuissants à qualifier la haine. De témoignage en témoignage, vingt ans après, Quoi qu’il leur ait fait, toutes sont en miettes.

En France, on peut détruire la vie d’une femme pour le prix d’une voiture d’occasion.
A l’une d’entre nous, dont l’histoire n’est ni plus ni moins terrifiante, ni plus ni moins sordide, il accorde le double. Pourquoi ? On l’ignore, ces décisions-là n’ont pas à être motivées. L’a-t-il trouvée plus émouvante ? Plus digne de recevoir la considération de l’Etat ? Sa vie à elle aurait-elle plus de prix ? Souffrir ne suffit pas, il faut mériter l’empathie qu’on nous porte.

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