La carte des Mendelssohn
Diane Meur

Sabine Wespieser
litterature
août 2015
496 p.  25 €
ebook avec DRM 17,99 €
 
 
 
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Quelle famille !

Dans la famille Mendelssohn, Diane Meur avait Moses, le grand-père juif philosophe allemand des Lumières, elle avait Felix, le petit-fils compositeur romantique, elle souhaitait donc écrire sur le chaînon manquant, fils du premier et père du second, Abraham Mendelssohn, banquier de son état. Mais quand elle a commencé à tirer les fils de la pelote mendelssohnienne, Diane Meur a vite compris qu’elle ne pouvait pas parler d’Abraham sans évoquer ses parents, ni ses quatre enfants, ni ses frères et sœurs, et qu’il fallait replacer tout ce petit monde dans son contexte spatio-temporel, parce que ceci expliquait cela, parce que les déterminismes familiaux, parce que le judaïsme, le luthéranisme, parce que, parce que… Et voici notre auteure, deux ans plus tard, des centaines de notes accumulées, un gigantesque « monstre » généalogique bricolé dans son salon qui recense une famille de 765 membres, morts et vivants ! Tout cela peut sembler effrayant : partie d’un protagoniste, elle se retrouve avec des centaines de personnages qui cognent à sa porte, envahissent ses nuits, revendiquent le droit de cité dans son roman et continuent de naître tous les jours ou presque aux quatre coins du monde ! Mais dans quel pétrin était-elle donc allée se fourrer, au risque de perdre son lecteur en route ?

Et pourtant, ce livre est passionnant de bout en bout ! D’abord parce La Carte des Mendelssohn n’est pas une suite fastidieuse de noms et de dates, mais l’histoire d’hommes et de femmes qui s’aiment, se détestent, coupent les ponts, se retrouvent, s’en vont parfois au bout du monde… bref, la vie ! Et surtout parce que la romancière délaisse la chronologie, préférant les brèches biographiques, ouvrant les tiroirs du secrétaire familial pour habiller de son imagination quelques élus, comme Fanny, musicienne talentueuse demeurée dans l’ombre de son frère, ou encore Arnold, véritable héros de roman d’aventures à la Dumas. Mais le plus étonnant, c’est que Diane Meur elle-même est entraînée dans ce tourbillon, devenant l’héroïne de son propre roman, obsessionnelle, tenace, parfois découragée mais toujours sauvée par son « humour-propre ». C’est ainsi qu’un roman jumeau s’écrit à mesure que progresse la lecture, et l’on est autant happé par les personnages ressuscités que captivé par l’enquête de notre Ariane, ses trouvailles et ses rencontres avec les descendants des Mendelssohn. Nous prenant par la main, elle raconte avec une rare sensibilité les lieux de ses pérégrinations : Berlin mélancolique sous la neige de mars, les bibliothèques, les cimetières, les appartements de passage, son propre séjour où elle convie son éditrice et quelques amis à découvrir son grand œuvre, cette fameuse carte généalogique qu’elle a fabriquée avec du bristol, des ciseaux et de la colle, et qui fait partie intégrante de son travail.

Ce roman est un coup de cœur absolu, polymorphe, intelligent, émouvant et drôle. Diane Meur nous séduit par son originalité et nous fascine par son écriture vivante et mouvante. Elle a gagné son pari, accouché d’une famille entière, fabriqué une œuvre d’art et, « à sauts et à gambades », nous a fait voyager dans une Europe déchirée par le pouvoir et les religions, mais délicatement cousue en surjet par les langues et les arts.

 

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nuit blanche

La carte des Mendelssohn et le territoire romanesque de Diane Meur

Ce qui rend le roman aussi fascinant, c’est la façon dont chaque lecteur s’en empare et ce qu’il en fait. Grâce à la construction de son roman, Diane Meur nous offre au moins deux possibilités, toutes aussi passionnantes, de nous approprier la dynastie familiale. Il y a d’une part le récit historique, biographe qui commence avec Moses Mendelssohn en mai 1761 pour s’achever avec les descendants encore en vie aujourd’hui. Un matériau aussi riche que varié, qui nous donne à vivre au-delà de la destinée familiale, l’évolution historique, culturelle et politique de la vieille Europe. Il y a d’autre part le récit de l’enquête généalogique. Ce roman dans le roman est tout aussi intéressant, notamment pour qui ont déjà tenté de retracer leur généalogie ou qui envisagent de le faire. Cela commence souvent par une information fragmentaire, sinon par une intuition : «Je savais que Felix Mendelssohn le compositeur (1809-1847) était le petit-fils de Moses Mendelssohn le philosophe (1729-1786), et longtemps je n’en ai pas pensé grand-chose, car le compositeur n’était pas vraiment de mes préférés ; quant au philosophe, quoiqu’il ait servi de modèle à Nathan le Sage dans la pièce de Lessing, je ne l’avais guère lu. Un jour pourtant, j’ai pensé à l’homme qui avait été le père du premier et le fils du second. Quel merveilleux sujet de roman, m’étais-je dit alors.» Le temps passe. Puis comme souvent le hasard et la chance (mais le hasard existe-t-il vraiment ?) vont donner ce petit coup de pouce au destin, déclencher l’envie de s’y mettre vraiment. À l’occasion d’un séjour à Berlin « ce petit filet d’eau qui se refusait à grossir depuis cinq ou six ans, s’est soudain élargi en rivière. Puis en torrent.» Quelques livres, un CD contenant une généalogie des Mendelssohn sur plusieurs générations, une exposition, des documents et des témoignages : presque jour qui passe apporte son lot d’informations, quelques surprises et de nouvelles pistes à explorer. Une fois dessiné le portrait de l’ancêtre Moses, parlé de sa vie et de son œuvre, Diane Meur se heurte très vite à une question de méthode. Comment embrasser une aussi riche descendance sans s’y perdre pour autant ? Elle choisit de relire quelques livres : Cent ans de solitude, Joseph et ses frères, Danube, La Vie mode d’emploi, notamment pour chercher à partir de quel moment elle perd le fil de ces différents récits. Outre la rédaction d’un aide-mémoire, la romancière-biographe-généalogiste, va s’atteler à la construction de cette carte des Mendelssohn qui donne son titre au livre. À l’aide de papier, carton, colle et ciseaux elle va tenter de rassembler tout ce petit monde. Sabine Wespieser, son éditrice, a eu la bonne idée de nous offrir cette carte en ligne, nous donnant par la même occasion une bonne idée du travail de fourmi que cela représente. L’occasion aussi de comprendre la réaction de la famille devant cette réalisation qui «mange» tout le salon, mais dont le code-couleur fascine tout autant Le Mendelssohn-Komplex, comme diane Meur appelle joliment cette généalogie, peut maintenant être détaillé, mais surtout élagué. Pour que le lecteur – mais aussi l’auteur en premier lieu – ne se perde pas dans les quartiers, ne s’enlise pas dans les problèmes de création romanesque, il fallait en effet supprimer tous ceux qui viendraient alourdir inutilement le récit, les enfants mort-nés ou n’atteindraient pas l’âge adulte, les branches «sans histoire», les descendants dont il ne reste qu’une documentation lacunaire. Et vogue le beau navire… Au fil des siècles, on voit défiler la vie culturelle et artistique Felix compose pour le grand explorateur Alfred von Humboldt, qui débat avec des mathématiciens, des zoologiques. Au détour d’un voyage, il croise Chopin, rencontre Berlioz, se lie avec Horace Vernet où il peut admirer les fresques de son cousin Philipp (de la branche anglaise). Si l’on se régale des grandes idées et notamment de la question religieuse – au milieu d’une famille qui s’est beaucoup convertie – l’auteur n’oublie pas les anecdotes qui font aussi le sel de ce roman, les histoires de cœur, de jalousie. «L’histoire d’une famille ne m’intéresse que si elle devient l’histoire du monde, et c’est de plus en plus le cas.» Et c’est très réussi !

Retrouvez Henri Charles Dahlem sur son blog 

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