La fonte des glaces
Joël Baqué

P.O.L
fiction
aout 2017
288 p.  17 €
ebook avec DRM 7,49 €
 
 
 
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Givré…

Bon allez, elle n’est pas terrible mais je ne peux pas m’en empêcher : La fonte des glaces est certainement le roman le plus givré de la rentrée (ah, ah, elle est bonne, hein?) mais givré de chez givré…
En deux mots : Louis, dont le père, devenu spécialiste de la banane après l’avoir été des pneus, est mort écrasé en Afrique sous la patte d’un éléphant alors qu’il prenait une photo dudit pachyderme. Bien plus tard et rentré en France, Louis est devenu charcutier et follement amoureux de la fille de son patron,  Lise, qui devint sa femme. Sa trancheuse à jambon et ses rillettes pur porc remplirent l’essentiel de son existence, sans oublier quelques parties de jambes en l’air avec Lise dans la chambre de découpe du magasin sous le tue-insectes électrique. Chacun son truc, chacun son bonheur.
En tout cas, Louis, à ce moment-là, était incontestablement heureux.
Lise meurt. Des années plus tard, Louis, à la retraite, se trouve confiné dans une routine bien routinière : expresso au café, contemplation du port de Toulon, assis sur un banc, deuxième expresso, achat de la demi-baguette et du Var-Matin, éventuellement passage à la supérette selon les besoins et sans un regard sur la charcuterie industrielle, retour à la maison. Rebelote le lendemain et le surlendemain…
« Le regard de Louis s’embua peu à peu comme le pare-prise d’un véhicule resté trop longtemps stationné à l’extérieur. Un léger voile tendait entre lui et le monde un linceul transparent. Il n’en percevait pas moins parfaitement le bleu frissonnant de la Méditerranée et celui plus alangui du ciel varois. Cette buée était d’un tout autre ordre. Elle ne laissait pas présager le glaucome mais la dépression. »
Louis avait été heureux autrefois et il pensait ne plus l’être…
Mais un jour, sur le chemin du bercail, il tombe sur une braderie. Soudain, un reflet l’aveugle : ce sont les portes d’une armoire flamande qu’un acheteur ouvre et referme pour en tester la solidité. Louis se dirige vers le meuble, en observe l’intérieur, se penche et découvre à sa grande surprise ce qu’il prend d’abord pour un… pingouin et qui se révélera être en réalité… un manchot empereur. Le vendeur lui explique que c’est très bien un manchot empereur, beaucoup mieux qu’un pingouin (moi, j’ai testé les deux et finalement, ça se discute…) S’ensuit une tractation. Louis repart avec sa bestiole empaillée sous le bras. (Je trouve, à bien y réfléchir, qu’il y a un petit côté « art contemporain » dans ce Louis traversant la rue des Blatterets à Toulon avec son nouvel achat sous le bras, je dis ça comme ça, une impression…)
« Un éléphant avait clôturé l’existence du comptable (son père), un manchot empereur allait inaugurer une nouvelle ère pour Louis. Il avait aimé sa mère, Lise, son métier et la boutique de la rue Lavoisier, mais son amour pour le manchot empereur l’emporterait dans une autre dimension. Il vrillerait dans l’Infini le bleu retrouvé de son regard. Cette subite passion restera mystérieuse et dépourvue de sens, preuve de son authenticité. Le commencement d’une histoire d’amour en est la meilleure part et toute vraie passion est un commencement toujours renouvelé. C’est pourquoi les vraies passions ne se terminent jamais, mais cessent un jour de commencer. Aimer passionnément, on le sait par ouï-dire, c’est être frappé d’un coup de foudre chaque matin en redécouvrant l’être aimé. C’est fatigant, à la longue, mais c’est beau. »
Et là, messieurs dames, ATTENTION, on décolle (au sens propre et figuré) car notre Louis se prend effectivement de passion pour les manchots empereurs au point de leur (oui, de LEUR) installer amoureusement, dans le grenier de son modeste pavillon, une banquise faite de moquette blanche, de peinture blanche, d’un canapé iceberg et d’un climatiseur capable de reproduire à peu près, encore le croit-il à cette époque-là, une température proche de celle de la banquise. Et pour que notre manchot empereur ne s’ennuie pas, comme vous l’avez deviné, Louis se lance dans une recherche d’autres bestioles de la même espèce pour en reproduire un petit groupe, sa Dream Team, ressemblant fort à ce qu’il a pu voir sur les images Wikipédia…
Et si l’aventure de Louis ne s’arrêtait pas là ? Vous pensez bien, ce serait trop facile…
Bon, je vous vois la mine un peu déconfite : les histoires de manchots empereurs, ça ne vous intéresse pas…
Ah bon, moi, j’adore ça au contraire et j’attendais avec impatience de lire enfin un roman de la rentrée sur ce sujet…
Qu’est ce que vous pouvez être étroit d’esprit et peu ouvert sur le monde !
Quand je vous disais que c’était certainement LE roman le plus cocasse, le plus déjanté, le plus inénarrable de la rentrée – j’ai bien ri et beaucoup souri !-, eh bien franchement, croyez-moi, c’est beaucoup plus que ça : La fonte des glaces est un livre superbement écrit, dans une langue délicate, imagée et poétique (eh oui, rien que ça!) qui joue sur les mots et s’amuse des expressions toutes faites, c’est un récit empreint d’un humour pince-sans-rire, un texte qui m’a fait penser à du Michaux avec son personnage de Plume (dans la dimension absurde du propos) mais aussi à Ponge à travers la recherche de l’expression juste et concise. Je vous le dis, un o .v.n.i dans le paysage littéraire actuel.
Un texte qui, au fond, derrière ses allures légères, est beaucoup plus grave qu’il n’y paraît : il y est question de bonheur, de solitude, d’amour, d’ennui mais aussi de notre société actuelle et de ses dérives… Dans Le Matricule des anges (n°186, sept 2017), Joël Baqué, interviewé longuement, parle de ses personnages en ces termes : « Les personnages… sont en quête ou, pire, en panne de quête. Ils ont aimé, n’aiment plus, n’arrivent pas à aimer, ne savent plus qui ou quoi aimer. Leur existence n’est pas étayée par des structures affectives familiales, amicales. Lorsqu’ils sont pris par une passion, celle-ci les conduit au désastre ou à l’échec. L’humour est l’enrobage de leur vide existentiel et du tragique des situations. »
C’est précisément cela que l’on ressent, une espèce de gravité qui est là, sous-jacente, partie immergée de l’iceberg, plongeant dans les profondeurs de l’être, le tirant chaque jour de plus en plus vers le fond. Oui, on s’amuse mais l’on sent qu’en réalité, tout cela est bien désespéré… « L’humour est indissociable du plus grand sérieux. La gravité n’a pas le monopole du grave. » précise l’auteur. « Mes personnages sont des solitaires qui se débattent comme des poissons dans un filet. Parfois quelques mailles lâchent, ils vont frétiller un peu plus loin mais c’est pas gagné… »
Espérons que Louis reviendra de son escapade (que je vous laisse découvrir!) des images plein la tête et que ses manchots empereurs toulonnais n’auront pas trop pris la poussière…
Une œuvre à découvrir absolument !

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