La Scierie
Anonyme

Préface de Pierre Gripari
Heros-Limite Editions
avril 2013
137 p.  18 €
 
 
 
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Du bois et des hommes

La Scierie est un récit autobiographique anonyme. Il nous est parvenu grâce à Pierre Gripari qui le présente. Ce texte est celui d’un jeune homme en colère. Par moments, il est même plein de fiel, de ressentiment et de haine. À d’autres, rares, transparaît une véritable et belle fraternité humaine sur fond d’amitié virile.

Son auteur, issu d’une famille bourgeoise de province, a 19 ans au début des années 50. Par des circonstances qu’on ne connait pas, il se trouve dans l’obligation de travailler et de gagner sa vie pendant les deux années qui le séparent du service militaire. Il trouve d’abord une embauche dans une fabrique de caisses en bois, avant de participer au montage dantesque d’une scierie dans une clairière de la forêt solognote.

Le monde du travail ouvrier qu’il nous décrit est celui d’une guerre sans merci de tous contre tous : des patrons entre eux, des ouvriers contre les patrons, et peut-être avant tout une guerre des ouvriers entre eux. C’était hier et on oublie pourtant ce que pouvaient être alors les conditions de travail : des journées de 12 heures et même parfois plus, dans un froid terrible ou une chaleur accablante, pendant lesquelles les corps sont brisés tant ils ploient sous des tâches harassantes. La pénibilité n’est pas encore d’actualité. S’ajoute à cela que certains sont payés à l’heure tandis que d’autres le sont à la tâche. Tous les ingrédients sont réunis pour que naissent jalousies, rancœurs, petits privilèges des uns, lâchetés des autres, manœuvres pour pousser le voisin à la faute, ce qui bien sûr ne manque pas d’arriver.

Le narrateur surprend tout le monde en faisant preuve d’une résistance et d’une force, aussi bien mentale que physique, peu communes. Sa volonté et sa détermination à ne pas abandonner semblent sans limite. Les pieds comme des blocs de glace, les mains pleines de gerçures, il assure sa journée de travail, parfois au bord de l’évanouissement, avant de reprendre son vélo pour parcourir les 6 kilomètres qui le séparent de chez lui. Il est aussi sans pitié pour ceux qui se mettent en travers de son chemin. Il n’est pas quelqu’un d’aimable, et ne cherche pas un instant à se faire passer pour tel. Quand il va au bal le dimanche, c’est pour trouver une femme. « C’est d’ailleurs une conasse, sentimentalo-pleurnicharde. Mais quand on a des billes de peuplier dans les bras toute la semaine, c’est agréable de les changer contre quelque chose de propre, de soigné, qui sent bon. C’est tout. »

Et puis il y a la lame. Elle est comme un animal sauvage qui peut bondir à tout moment et vous arracher un ongle pour les plus chanceux, une phalange, un doigt ou la main. Bien peu y échappent. C’est l’époque d’avant les carters de sécurité et de l’inspection du travail. Le danger que la lame représente est en raison inverse d’un apprivoisement toujours relatif et précaire. C’est lorsque vous pensez l’avoir pleinement domestiquée, quand la peur qu’elle inspire s’estompe, qu’elle surgit et vous mord au plus profond.

Tout ceci nous est donné à lire dans une langue brute, sans affect, au plus près de son sujet. De la même façon que le narrateur s’amaigrit au fil des semaines de travail, cette langue-là est dénuée de tout gras superflu. Elle va à l’essentiel. Elle avance inexorablement comme la bille sur son train de roulement. Elle aussi tranche. On chercherait en vain des poses et des manières chez cet écrivain qui ignore qu’il l’est. Au dire de Gripari, ce texte dur et âpre aurait sans doute été détruit ou oublié par son auteur s’il le lui avait rendu. Cela aurait été une vraie perte.

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