Les Adolescents Troglodytes
Emmanuelle Pagano

Pol
fiction
janvier 2007
224 p.  14,90 €
ebook avec DRM 10,99 €
 
 
 
 Les internautes l'ont lu
coup de coeur

Ceux du haut…

Cela faisait déjà quelque temps que j’avais le projet de découvrir l’oeuvre d’Emmanuelle Pagano : c’est chose faite avec, pour commencer, Les Adolescents troglodytes ; et je passerai certainement très vite à la Trilogie des rives (Lignes & Fils, Saufs riverains) tellement j’ai aimé ce roman.
En guise de quatrième de couv’, une carte : des chiffres renvoyant à des altitudes, une tache bleue symbolisant un lac, certainement celui d’Issarlès en Ardèche, bleues aussi les eaux de la Loire et d’un ruisseau, Le Tauron.
Pourquoi cette carte ? Certainement parce que le lien entre les hommes et l’espace est au centre du travail d’Emmanuelle Pagano.
Sur le plateau, en altitude, l’eau, la roche, la neige, le vent, la tourmente, les nuages, le brouillard, la pluie, les arbres rythment le quotidien des gens qui vivent dans ces paysages. Ils en jouissent autant qu’ils les subissent. Il existe comme un corps à corps entre eux et le monde, une espèce de combat journalier, quelque chose de physique, de violent souvent, surtout l’hiver, de doux parfois, l’été peut-être… Mais dans le livre Les Adolescents troglodytes, de l’été, il n’en est pas question puisque l’histoire commence le premier septembre (jour de rentrée scolaire !) et se termine mi-février. C’est donc une histoire d’hiver.
La narratrice s’appelle Adèle. Elle s’exprime au féminin lorsqu’elle évoque le moment présent ou au masculin pour parler du passé. Elle a changé de sexe, être un garçon ne lui convenait pas, elle se sentait femme. « Je me comprenais fille lentement, en creux du corps et des coups de mon petit grand frère. Davy Crockett c’était lui, et moi tout le reste : les arbres, les castors, la solitude, la tourbière léchée par la rivière. » Après l’opération, elle est revenue vivre au pays de son enfance, en haut, près de la ferme où elle avait vécu jeune avec son frère. Personne ne l’a reconnu(e), enfin presque.
La dizaine d’enfants qu’elle conduit à l’école tous les matins dans la navette scolaire n’imagine pas qu’elle a d’abord été un garçon et elle trouve que c’est bien comme ça, parce qu’évidemment, dans le pays, ça jaserait. C’est mieux de ne rien dire, de ne pas évoquer ce passé douloureux.
Son frère consolide les parois rocheuses au-dessus des routes à l’aide de filets, boulot risqué qui tient de l’alpinisme, du funambulisme et de l’acrobatie. Ce frère, elle ne le revoit plus. Il n’a jamais accepté d’avoir une grande sœur. « Mon frère, c’est un homme inverse, un homme figé en l’air, il monte et descend, bien encordé. Son corps se plaque dans les plis des roches pour travailler, il oublie, son visage est abrasé par les éléments, marqué comme les parois. Un homme tracé, mon frère, mais un homme sans mémoire, sans mémoire de moi depuis dix ans. »
Alors, tous les matins, elle s’accroche à son métier pour éviter de trop penser, elle regarde dans son rétro les gamins qu’elle dépose à l’école encore un peu endormis, cachés sous leur capuche, s’amuse de leurs mimiques, de leurs gestes, essaie de deviner leurs pensées, leurs peurs, interprète leurs silences. Ils vivent tous dans des fermes isolées, dans la montagne, loin de tout. Ils sont enfants de fermiers, de néo-ruraux, d’originaux. L’hiver, elle les ramasse dans la nuit et les relâche le soir dans une obscurité encore plus dense. Elle les connaît à force, et le regard qu’elle porte sur eux est plein d’amour, de tendresse, de compréhension : « Ils sont mon bruit, ma vie, mon mensonge.» Et leur douleur est la sienne: «  Les voir régulièrement, annuellement tristes, les soirs de rentrée me met mal à l’aise, je me sens comme en périphérie de moi-même. J’ai l’impression de les avoir conduits à côté de leurs attentes. » (Lire ces mots à quelques jours de la rentrée scolaire me touche particulièrement et me rend triste, moi aussi.)
Des enfants, elle n’en aura pas, alors, ils sont un peu les siens, elle en a la responsabilité.
Sur le chemin de l’école, matin et soir, l’oeil rivé sur l’état des routes, elle pense à sa propre vie quand elle habitait la ferme du fond, celle qui n’existe plus… Un espace de vie englouti : « La rivière n’existe plus, c’est un lac maintenant, artificiel, large et plat, calme et si vaste par-dessus notre ferme. Devenue fantôme humide, revenant à chaque vidange, tout abîmée, presque en ruine, notre maison, notre ferme, et dans le reflux l’étable, les chemins, et les ponts de la rivière. » Un lieu disparu, un pan de vie passé autour duquel elle tourne inlassablement sans vraiment pouvoir s’en détacher…
Les Adolescents troglodytes est un texte magnifique : les rapports humains, tout en non-dits, en silences, en paroles murmurées, quelques mots lourds de sens, lâchés un peu trop vite dans un pays de montagne où l’on parle peu, sont très justement décrits.
Et pourtant l’amour est là, baigné de souffrance, englué de peur, mais là, dans chaque geste, chaque regard. Regard de tendresse, d’amour, que l’on porte à l’autre, à la dérobée, malgré des différences que l’on finit par admettre parce que l’essentiel est ailleurs.
Et puis, il y a l’écriture d’Emmanuelle Pagano : mélange d’oralité et de poésie, de raccourcis géniaux, d’images fulgurantes et magiques, une écriture douce et crue, sensuelle et quasi organique parfois qui évoque de façon magnifique une nature à la fois sujet d’observation, de contemplation, d’appréhension mais aussi refuge bienveillant, une nature omniprésente, omnipotente, que l’on tente de lire, de déchiffrer pour savoir ce qu’elle nous prépare car là-haut, sur le plateau, sur les routes qui longent les gouffres noirs et profonds, on sait qu’elle peut réserver le meilleur comme le pire.
Enfin, mon propos serait incomplet si j’oubliais d’évoquer l’humour qui au détour d’une phrase surgit de façon inattendue, brisant momentanément une tension oppressante.
Un très beau texte à lire absolument !

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