Quiconque exerce ce métier stupide mérite tout ce qui lui arrive
Christophe Donner

Grasset
ao?t 2014
304 p.  19 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

la superproduction de christophe donner

Combien de romans lus grâce, ou à cause, de leur titre ? Celui-là est suffisamment long pour attirer l’attention. Suffisamment mystérieux aussi pour attiser notre curiosité. « Quiconque exerce ce métier stupide mérite ce qui lui arrive »: Christophe Donner a emprunté cette phrase à Godard. De quel métier s’agit-il ? En fait, il y en a deux, producteur d’abord, réalisateur ensuite, illustrés par Jean-Pierre Rassam, Claude Berri et Maurice Pialat. Trois géants qui ont façonné le cinéma des années 70 et 80. Trois copains, à la vie à la mort, dont deux sont en outre beaux-frères, et qui vont finir par se haïr.

Jean-Pierre Rassam, le moins connu des trois, est le plus jeune : charismatique, grande gueule, hyperactif, usurpateur génial ayant raté de peu l’ENA, car il était plus attiré par le cinéma que par la haute administration. Il joue sa vie à coups de poker,  auquel il excelle. Le jour où il rafle l’Oscar de Claude Berri – reçu pour son court-métrage « Le Poulet » – il avait mis sur le tapis sa petite amie et sa sœur. Du bluff, de l’esbroufe, du bagout, certes, mais aussi un talent incontesté et une intelligence qui attire une cour de plus en plus nombreuse autour de lui. Ce jeune homme est hors norme. Il faut dire que cet arabe chrétien né au Liban a tout pour plaire. En sus d’être brillant et cultivé, il est riche. Immensément riche par son père, au point d’habiter un palace pendant plusieurs années, afin d’être certain qu’on le prenne bien pour ce qu’il est : un nabab. Lorsqu’il croit à une idée, même s’il n’a pas encore 25 ans, ce fils d’un diplomate ayant fait fortune dans le pétrole et d’une mère issue de la haute bourgeoisie arménienne, distribue des liasses de billets et actionne sa formidable machine à relations pour les mettre au service du réalisateur élu. L’opinion qu’il se fait du cinéma français n’est ni usurpée ni galvaudée. Il veut constituer un catalogue. Au bout du compte, il aura, souvent, misé à bon escient en produisant « La Grande Bouffe » de Marco Ferreri, « Nous ne vieillirons pas ensemble » de Maurice Pialat, « Le Vieil homme et l’enfant »de Claude Berri, « Tout le monde, il est beau, tout le monde », il est gentil de Jean Yanne, « Autoportrait » de Barbet Schroeder, « Tess » de Roman Polanski, « Tout va bien »de Jean-Luc Godard, pour qui il organisera en 1969, dans la perspective d’un film sur l’OLP, une rencontre avec Abou Hassan, le chef de la branche militaire du Fatah, responsable quelques années plus tard de la prise d’otage des athlètes israéliens aux Jeux Olympiques de Munich. Grandeur et démesure. Autre temps, autre lieu.

Parallèlement, les portraits dressés de Berri et Pialat sont moins flamboyants. On découvre le premier, timide, effacé, mauvais acteur et réalisateur médiocre. Ce fils d’un fourreur juif originaire de Pologne, assoiffé de reconnaissance sociale, a cependant lui aussi des fulgurances, et il réussit même à épouser la sœur de Jean-Pierre Rassam. Pialat, obligé de produire des documentaires pour vivre, attend son heure et enrage de voir son ancien associé, Berri, culminer au box-office. Vengeance ou malédiction, il tombe amoureux d’Arlette Langmann, la sœur de Claude. C’est à elle qu’il doit les scénarios de « A nos amours », « Loulou »…

Le roman de Christophe Donner est à la fois un hymne au 7e art, une histoire d’hommes, de rêves, et le récit d’une époque révolue. Sexe, amour, drogues and rock’n’roll. Avec cette combinaison, l’auteur de « L’Empire de la morale », de « Bang ! Bang ! », ou encore d' »Un roi sans lendemain », a trouvé un sujet en or, mais il est loin d’être le seul à avoir offert le premier rôle à «Rassam le magnifique », titre d’une biographie signée du producteur Mathias Rubin. Jean-Jacques Schuhl s’était lui aussi penché sur le personnage dans son roman « Ingrid Caven ». Dans celui de Christophe Donner, car il s’agit bien d’une fiction, Rassam partage cette fois l’affiche avec ses frères ennemis, Berri et Pialat, mais aussi une foule de personnages secondaires qui gravitent autour d’eux : Raoul Levy, Gérard Lebovici, Marlène Jobert, Guy Bedos, Jean Yanne,… Adulé, doué d’un sens instinctif des affaires, et d’une compréhension immédiate de ce qui allait être en même temps le cinéma d’auteur et populaire, Jean-Pierre Rassam fascine encore, vingt ans après son suicide au binoctal. Tout le talent de Christophe Donner est d’avoir su mettre en mots, notamment par le biais de dialogues percutants et cinglants, ces destins improbables, comme seule sait l’être la vie… c’est-à-dire plus folle, plus forte, plus hallucinante qu’un scénario de film.

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