Ressources inhumaines
Frédéric Viguier

Albin Michel
août 2015
288 p.  19 €
 
 
 
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inhumaine humanité

Alors qu’elle avait 22 ans, elle a fait un stage dans une enseigne de la grande distribution. « Elle » n’a pas une personnalité bien remarquable, mais dans ce milieu, elle va apparaître adaptée. Très adaptée. Un instinct opportuniste qui lui permet de comprendre vite ce qu’il faut dire et faire, sur les meilleures façons de manipuler, de mentir, de trahir… pour simplement s’approcher des lieux de pouvoir et se faire accepter par ceux qui y siègent.

« Elle » n’a pas de nom car son identité semble bien se réduire à la place qu’elle occupe dans l’entreprise, à la fonction qu’elle y occupe et au travers de laquelle les autres l’identifient, la regardent et la reconnaissent : la stagiaire puis la responsable du rayon textile femme. D’ailleurs, avoir un nom, ou ne serait-ce qu’un prénom, ne semble pas très adapté dans cet univers. Les seuls personnages ayant un nom dans ce récit sont condamnés à sortir de la scène de l’hyper-marché, cet univers où les sentiments humains doivent s’effacer devant les stratégies rationnelles des individus, leur lutte pour les places, dans la hiérarchie comme sur le parking du personnel.

La première partie du récit nous conte l’irrésistible ascension de « elle », une ascension aussi méthodique et froide que l’air des frigos et des congélateurs du rayon alimentation. Nous plongeons en apnée dans le monde mécanique et dépourvu d’émotions du management moderne où contrôle, rendement et performance sont les maîtres mots du pouvoir, même s’il est souvent possible de truquer et de s’arranger avec les dispositifs de l’organisation rationnelle et les logiques des « ressources humaines » par la ruse… tant que personne ne vient vous dénoncer! Seul petite lucarne d’humanité , le journal qu' »elle » tient, et où « elle » apparaît dans un amoralisme et un égoïsme très ordinaire… Qui est peut-être encore plus désespérant.

Puis, un jour, « lui » arrive, avec ses idées qui ne rentrent pas dans les modèles en place, « lui » qui n’a pas non plus de nom, mais qui existe en dehors et au delà de cet univers clos qu’il va bousculer. « Lui » qui va entraîner « elle » sur des chemins inconnus, imprévus, incontrôlables. Celle qui avait tout compris si vite, comme l’on disait d’elle si souvent, va comprendre qu’elle n’avait peut-être pas tout à fait tout compris… Et tout, dans cet univers, absolument tout, a un prix. Les fidélités comme les trahisons, les erreurs comme les succès, les sourires comme les regards de travers, la distance comme la proximité… Le prix à payer pour gagner et perdre, pour perdre et gagner, « elle » va petit à petit le découvrir…

Une écriture sans effet ou le narrateur joue avec la distance qu’il met entre lui, son récit et le lecteur, et qui transforme une vie terrifiante d’ordinaire en un destin au suspense attachant.

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Petits crimes entre ennemis

Dès la première phrase le décor est posé et le personnage principal sort des coulisses. Nous sommes dans une grande surface commerciale. On la voit prendre forme, avec ses grosses lettres qui balafrent le paysage et sa construction qui l’enlaidisse. Frédéric Viguier ne fait pas dans la fioriture, il constate. La sentence est sans affect et l’écriture saisit. Dans l’organisation de cette Hyper ruche. Il y a la reine, et c’est évidemment un roi, puis la cour avec ses différents paliers et en bas de la pyramide le petit peuple, méprisé par ceux d’en haut. Une société codée, structurée et avilissante. Pourtant, cette jeune stagiaire fraîchement recrutée, solitaire et sans envies, va s’y laisser prendre. Très vite, elle se voit déjà en haut de l’affiche. Non qu’elle soit d’une ambition démesurée, mais son manque de désirs la trouble et lui sert de moteur. Chaque matin, pour la première fois de sa vie elle se lève avec l’impression d’aller remplir son âme. Il suffit de quelques pages pour sentir que Ressources inhumaines n’est pas n’importe quel roman. Le premier de cet auteur. Mais là n’est pas la question. Frédéric Viguier est un écrivain. Dans l’univers absurde qu’il décrit, ses personnages captivent. Loin de l’essentiel, ils évoluent, intriguent et se tuent entre eux plus sûrement qu’avec une arme. Le roman est en deux parties, une sorte d’avant et après. Et si la seconde est moins intense, la première laisse une indéniable empreinte.
Cette critique est une des chroniques des 68 premières fois. Une initiative de Charlotte Milandri pour découvrir les nouveaux auteurs de cette rentrée littéraire de 2015. Notre atelier d’écriture en ligne « ecriturefactory » fait partie du comité de lecture.

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Plongée glaçante dans la société du vide.

Un titre qui annonce parfaitement la couleur et à l’arrivée, une démonstration glaçante et implacable sur un monde du travail qui ne propose aucun sens, confine parfois à l’absurde et parvient à fabriquer des monstres. Mais il ne faut pas se tromper, le monde du travail – en l’occurrence l’hypermarché – pris ici comme cadre de l’intrigue n’est que la reproduction miniature de la société dans son ensemble. Constat terrible parce que très juste.

« Toi, tu as tout compris ». Cette phrase l’héroïne – que l’on ne désigne que par le pronom « elle »- l’entend régulièrement murmurer sur son chemin au fur et à mesure qu’elle franchit les échelons, passant de stagiaire arrivée un peu par hasard dans ce rayon textile d’hypermarché à Chef de secteur. Pourtant, elle donne l’impression de naviguer à vue, sans ambition, sans envie particulière, sans beaucoup d’estime d’elle-même. Mais elle trouve dans l’entreprise un univers auquel se raccrocher, un écosystème dans lequel elle a enfin l’impression d’exister, elle qui se sent comme « une poche qui a besoin d’être remplie ». La façon dont l’auteur dépeint l’entreprise est malheureusement parfaitement réaliste, le trait à peine forcé pour les besoins de la démonstration. Rapports humains faits de méfiance, de crainte et de représentation. Des jeux de rôles plutôt qu’une réelle implication dans son travail, à cause de méthodes de management où le vocabulaire brillant est là pour cacher la vacuité de l’ensemble.

Elle passe vingt ans à protéger son statut, à éloigner les petits ambitieux qui voudraient prendre sa place comme elle-même s’y est employée avec l’arrogance de ses vingt ans. Elle se raccroche à ce qu’elle peut : un statut, la proximité avec la direction qui symbolise le pouvoir et lui procure l’illusion de la réussite. Même la liaison qu’elle entretient avec un ancien cadre de l’hypermarché n’est qu’un mensonge qu’elle refuse de voir. Au point de passer à côté de sa vie de femme et de ne pas savoir saisir l’occasion d’un possible bonheur lorsqu’elle se présente.

Si le sujet peut sembler « casse-gueule’, le résultat m’a agréablement surprise. Outre la description de l’univers du travail très bien sentie (les petits chefs, la quête du moindre pouvoir, l’épuisement des salariés et leur renoncement seule façon de préserver leur santé mentale…), la structure en deux parties rend le constat vingt ans après encore plus désolant et l’accélération de l’intrigue en fin de livre laisse un peu KO devant tant de gâchis. Enfin, la confrontation des générations apporte la dernière touche de vérité, avec l’apparition de « Il », symbole de la génération Y dont le rapport au travail parle de réalisation et d’épanouissement plutôt que de statut et de reconnaissance. Une génération que le monde de l’entreprise dirigé en majorité par la génération X n’a toujours pas réussi à comprendre. En quelques chapitres, ce roman en dit plus sur le sujet que la plupart des conférences qui lui sont dédiées.

C’est bien le roman du vide dont il s’agit, un thème illustré par les notes de l’héroïne à chaque fin de chapitre. Le roman d’une vie absurde, fruit de la société dans laquelle nous vivons. A méditer.

Retrouvez Nicole G. sur son blog  

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