Rideau !
Ludovic Zekian

PHEBUS EDITIONS
février 2013
128 p.  11 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Zékian la surprise

C’est bien connu : parmi les jeunes primo-romanciers on trouve de tout, mais souvent du pas terrible. Pour être célèbre et vite, un certain nombre d’entre eux tente le spectaculaire, l’innommable, le trash, le sexuellement innovant, porté par un sens de l’esbroufe que l’on peut juger admirable mais qui finit par lasser et  la plupart du temps sonne creux. A l’inverse, d’autres travaillent, se concentrent, puisent en eux-mêmes des thèmes qu’ils sont les seuls à pouvoir traiter et les abordent avec ce qu’il faut de finesse et d’intelligence pour toucher le lecteur et faire partager leur émotion. Ainsi Ludovic Zékian se lance dans le paysage littéraire français avec un premier récit passionnant, « Rideau ! », dont le personnage principal pourrait paraître très peu littéraire : une femme qui tient une maison de la presse dans une petite ville de province.

Dès le premier paragraphe de ce court texte autobiographique, l’auteur se montre tout à fait conscient du danger : « Je suis de la race des fils de commerçants. De petits commerçants. Cette seule qualité suffit à me rendre suspect. A-t-on jamais vu boutiquier exprimer des velléités d’écrivain ? ».  Et pourtant. L’auteur nous raconte la vie de sa mère et lui dédie son livre. D’origine arménienne, fille d’un fripier, elle a dû très jeune abandonner l’école pour aider son père sur les marchés. Lorsque l’auteur vient au monde elle tient une petite boutique, « un magasin de prêt-à-porter à l’angle des rues de la République et de Stalingrad à Bourgoin-Jallieu, Isère ». Avec cette simple phrase tout est dit : les heures vides de la province, la clochette qui tinte à l’ouverture de la porte, la grisaille des jours de pluie derrière la vitrine où des pullovers ont été soigneusement disposés. Mais dans cette France qui découvre les supermarchés et la vente par correspondance, le prêt-à-porter à l’ancienne n’est pas à la fête et le magasin périclite. Qu’importe ! Inventive, intelligente, combattive, notre discrète héroïne vend son fonds de commerce pour ouvrir une maison de la presse, qu’elle agrandira quelques années plus tard et dotera d’un espace librairie. L’auteur devenu ado lui doit ses premières découvertes littéraires.

Nulle mièvrerie ici –défaut qui a pourtant ces dernières années caractérisé nombre de récits consacrés aux parents- mais un immense respect pour cette vie anonyme que l’auteur nous restitue dans un texte précis qu’on lit comme un polar : malgré toutes sortes d’obstacles, en particulier l’intransigeance de la banque, notre héroïne va-t-elle pouvoir conserver sa boutique ou devra-t-elle tirer le rideau ? En 125 pages, sans didactisme ni grandiloquence, Ludovic Zékian nous dresse l’histoire implacable d’un pays où les centres-villes de province se vident au profit des zones commerciales périphériques. Il nous fait partager les soucis d’une femme qui se bat seule pour faire exister son projet et force l’admiration. Il parle avec beaucoup de subtilité de ses origines arméniennes et de leurs traces dans le folklore familial. Surtout, avec une immense pudeur et beaucoup d’émotion, Ludovic Zékian sait trouver les mots pour raconter la très belle relation qui le lie à sa mère, relation empreinte de complicité, de silences et d’infinie tendresse. De plus, il parvient à décrire sans faux-semblant sa culpabilité d’aujourd’hui. Etudiant brillant puis fonctionnaire apprécié à Bercy, il vit à Paris et ne revient passer que quelques week-ends par an dans la ville de province : « Quand je retourne au magasin, elle me demande régulièrement en quoi consiste mon travail. Précisément. C’est difficile à expliquer. Je synthétise au mieux ; c’est insuffisant. Elle a du mal à répondre aux clients avec qui elle en parle. J’imagine sa déception ».

 Ludovic Zékian est la surprise de l’hiver. En 125 pages, il s’offre le luxe d’affronter crânement le milieu littéraire parisien, avec pour seules armes sa sincérité et la beauté de sa phrase.

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