Sauver les meubles
Céline Zufferey

Gallimard
blanche
août 2017
240 p.  19 €
ebook avec DRM 13,99 €
 
 
 
 Les internautes l'ont lu

premier roman caustique et jubilatoire

Comment ça, vous n’êtes pas heureux d’intégrer une « super équipe » ? Je vous comprends, être artiste-photographe et devoir, pour survivre, vivre, mettre du beurre dans les épinards ou dans les nouilles (cela dépend de vos goûts) d’être photographe dans une grosse boite de mobilier, genre scandinave n’a rien de pénétrant. Votre rôle ? Vous mettre là où Assistant le dit, appuyer sur le déclencheur. Vous ne vous occupez même pas de la postproduction. Votre image arrive sur l’ordinateur « Bien. C’est lisible, efficace. » Les autres photos que vous avez cadrées vous-même pour faire plus chaleureux, plus artistiques sont qualifiées de marrantes et… Direction l’icône et la corbeille. On ne vous demande pas de l’esthétique, mais du papier glacé avec une famille heureuse, sans ride ni engueulade
Il faudra vous y faire, vous devez payer votre studio et la maison de retraite de votre père.
Heureusement, l’amour guette et arrive sous les traits de Nathalie, mannequin pour mettre les meubles en valeur. Vous voici en ménage. Tout va bien au début, mais vous avez peur d’aller plus loin…
Votre pote Christophe, celui qui inflige, au sous-sol, les pires dommages au mobilier pour tester leur solidité, a une idée géniale : créer un site porno « Valley of dolls ». Un site payant. « C’est ça l’amitié, faire du porno ensemble ? C’est toujours mieux qu’une initiation à la pêche ou un week-end à Las Vegas »… Vous êtes partis dans vos délires réalistes et lorsque vous rentrez à l’appartement, Nathalie vous accueille fraîchement. Pensez, votre première soirée entre potes. Vous aimeriez lui expliquer le projet, votre enthousiasme, mais « T’as vu l’heure ? Tu m’expliqueras demain. » Cela veut dire pas envie d’écouter vos élucubrations de mecs ivres.
Maintenant, vous avez deux vies. L’une au grand jour à photographier le mobilier et l’autre à mitrailler des couples, voire plus, en pleine action sexuelle. Vous prenez votre pied, vous vous sentez pousser des ailes car libre, on vous fait confiance… Cela marche, le site connait un certain succès, mais, comme toujours, il faudrait aller plus loin, s’accrocher à autre chose que ce qu’il veut faire en photo. Beaucoup plus difficile de se coltiner avec les humains qu’avec les sites de rencontre virtuelle que vous affectionnez.
Votre père, sans qu’il soit présent, joue de rôle de votre conscience, de vous bousculer,
« -Il faut toujours qu’on vienne te chercher.
– Non.
– Que Nathalie t’accule pour que tu craches le morceau. Que Christophe te bouscule pour que tu recommences la photo.
Nathalie, je l’ai imaginée à coups d’attente et de désir. La vraie, elle range les verres au– dessus du lavabo et s’abrite sous une couverture.
– Tu en fais tout un monde, de cette couverture, ce n’est qu’un détail.
Non, les objets nous dévoilent, les meubles ne cachent rien. Notre canapé révèle nos ambitions, les chaises de cuisine nos espoirs, la bibliothèque, nos peurs. Si l& personnalité est une photo, l’appartement en est le négatif.
Nathalie c’est la tasse et sous-tasse de même couleur, c’est l’armoire à rangement, c’est la chaise droite, le mug « I love NY », le portemanteau dans l’entrée.
– Et toi ?
Je suis le verre ébréché, le tiroir qui ferme mal, le bol à cochonneries, la poignée où on accroche les vestes. »

Vous voudriez tellement photographier le désordre, vivre hors des clous, mais cela ne se peut pas, cela ne peut pas !
Elle :
« Elle est la tasse blanche produite en série.
Elle est l’ampoule économique.
Elle est le tableau déjà encadre.
Le pot de moutarde utilisé comme verre.
L’accessoire fonctionnel.
La collection « Back to basics ».
Le textile indémodable.
Le meuble passe-partout. »

Lui :
« Je suis le lavabo qui fuit.
Le frigo qui ronfle.
Je suis la chaise branlante.
La tâche qu’on n’arrive plus à ravoir.
La plante qu’on n’arrose plus.
Le bibelot qui prend la poussière.
Les plaques indécrassables.
Le tiroir qui grince. »

Un livre jubilatoire, caustique, désabusé, où les règles sont transgressées. Que ce soit en photographiant des salons ou des ébats sexuels, les corps sont là pour susciter le désir, le plaisir. Regarder la vie à travers un objectif met de la distance entre le réel et le photographe. Et toujours cette maudite solitude que la voix intérieure du narrateur met en relief.
Un premier roman dont le ton m’a beaucoup plu.
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Sauve qui peut…

Sauver les meubles… un premier roman ? Quelle maîtrise ! Si les primo-romanciers commencent à mettre la barre aussi haut, certains vont être obligés de revoir rapidement leurs copies !
Franchement, retenez ce nom : Céline Zufferey, vous allez en entendre parler…
Terrible roman contemporain, si sombre derrière ses allures légères… et en même temps si drôle… Une tragédie des temps modernes, de notre pauvre société de consommation qui cherche à nous vendre du bonheur sous la forme d’un somptueux canapé-lit ou d’une belle table en acajou aux mille reflets…
Que je vous raconte…
X (je ne me souviens pas qu’un prénom soit mentionné) était photographe d’art mais ça, c’était avant car maintenant, X ayant un pauvre père mourant dans une maison de retraite hyper chère (thème récurrent de la littérature contemporaine s’il en est… sans rire, tous les auteurs en parlent, comme quoi, c’est un vrai sujet de société!) donc, X , pour payer ladite maison de retraite, a dû changer de métier et devenir « photographe professionnel », espèce d’oxymore insupportable pour notre narrateur qui a comme l’impression d’avoir vendu son âme au diable.
Larguer l’art pour le commerce. Difficile à avaler. Il fait donc des photos pour un catalogue de meubles, je ne citerai pas de marque, pas la peine, tout le monde voit à quoi je pense… « Il faut bien gagner sa vie, faire des concessions, être raisonnable. À trente-deux ans, je plaque une vie d’artiste pour une  situation stable . Beaucoup soupireront qu’il était temps. Au moins j’échappe aux photos mariage et baptême » se dit pour se rassurer notre pauvre gars qui se souvient d’un passé encore récent où il était un artiste : «  Ça m’inspirait, le déprimant. J’en ai fait, des zones industrielles et désaffectées, j’en ai tiré de bonnes photos. Ça n’a intéressé personne. Maintenant, il suffit de suivre les instructions ; photographier ce qu’on me présente, qu’importe le cadrage, le sujet, les couleurs. Un coup d’oeil dans l’objectif, j’appuie, c’est tout. Plus de sentiment. Plus d’implication. Du fade et du vide. Tant mieux. »
« Si quelqu’un a perdu son âme ici, c’est moi, échangé contre un C.D.I » conclut-il amèrement.
Ciao la liberté, la création, l’imagination, l’invention, ciao la vie quoi! Vive le prêt à consommer, le stéréotype, le banal, le conventionnel, l’inexpressif, le glacé, le froid, le lisse, l’inhumain… la mort quoi !
Ce qu’il faut dans ce genre de photos, c’est donner l’impression qu’en achetant le canapé Jemlep ou Morlip, les gens vont être heureux, heureux comme ceux qui, sur le papier glacé, semblent passer une excellente soirée entre amis et qui sourient et qui sont beaux.
Vendre du faux, et encore du faux, des leurres, des mirages : « Je photographie des familles parfaites, de fausses mères à côté de fausses filles, des fenêtres qui ouvrent sur un soleil à deux cents watts et des pièces qui n’ont jamais de porte. »
Photographier du mensonge… « Plus de cinquante collections pour créer l’intérieur qui vous ressemble. »
Pour finir de s’abrutir, le narrateur se connecte le soir en rentrant chez lui sur des sites de rencontres – ah, la lecture des chats entre Fire, Sweetsiis, SandraPaaris, Jessie75, Ptite_Lapine, très drôle ! – et au vide insondable de la journée s’ajoute la vacuité abyssale des soirées… de quoi perdre l’équilibre.
Heureusement, grâce à son pote Christophe du sous-sol, celui qui est chargé de détruire les meubles (pour les tester… mais quel plaisir, quelle transgression dans ce monde papier glacé), le narrateur va peut-être trouver une solution pour renouer avec une certaine forme de liberté créative… J’ai bien dit « peut-être » !
Excellent, plein d’humour, caustique à souhait et si désespéré, le roman de Céline Zuffery dont l’écriture est vraiment originale, nous tend un miroir – pas vraiment déformant, hélas – de notre triste société, de notre besoin de consolation impossible à rassasier (comme dirait Stig Dagerman), même en achetant du rêve matériel ou du matériel de rêve, un fauteuil sable aux larges accoudoirs (attention le repose-pieds est en promo, ne manquez pas d’en profiter!) pour une belle soirée tranquille sans les mômes, un joli bureau où le gamin (détestable mais ça ne se voit pas) rentre de l’école tout propret, goûte gentiment sans faire de miettes et s’installe sur sa chaise (assortie au bureau) avec le sourire (et sans le portable) pour faire ses leçons bien tranquillement, parce qu’il aime ça, faire ses leçons sur un joli bureau vanille aux tiroirs prune et ça, ça se voit…
Société de l’image…
Et si, dans cette catastrophe absolue, on tentait dans un dernier geste fou de « sauver les meubles », de se barrer vite fait avec ce qui reste de vrai et d’authentique dans notre monde d’images, d’écrans, de publicités et de sourires figés ?
Courage, fuyons…
PS : Je ne résiste pas à l’envie de vous livrer ce petit texte de la page 188, presque un poème :
« Une table sur un ponton, la mer en arrière-plan.
Des fanions, une bouée, des bougies.
C’est l’endroit où se retrouve un groupe d’amis de toujours.
Là où ils font leur barbecue.
Leur soirée souvenir.
La mer enflammée par un coucher de soleil.
En réalité, le paysage est un gigantesque poster.
Le bord droit s’est décollé deux fois.
Il a fallu du scotch. »
Souriez, c’est (encore) l’été !

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