Souvenirs dormants
Patrick Modiano

Gallimard
blanche
octobre 2017
112 p.  14,50 €
ebook avec DRM 10,99 €
 
 
 
 Les internautes l'ont lu

Je ne vais pas vous dire qu’avec Modiano on lit toujours le même roman, tout simplement parce que j’ai lu très peu de textes de cet auteur. Je les ai aimés mais pour des raisons, je dirais, non objectives : parce qu’il parle de Paris qui correspond chez lui à une espèce de géographie mentale. Il y a ses repères : quartiers, noms de rues, de boulevards, squares, immeubles, hôtels, cinémas, théâtres, lieux qui aident sa mémoire à fonctionner, lieux de souvenirs qui se réveillent lorsqu’au détour d’une déambulation incertaine, il passe, par hasard ou bien guidé par une volonté inconsciente, devant une porte connue, un café familier.
Paris est, pour Modiano, le lieu de l’enfance et de l’adolescence, de sensations inscrites au plus profond de lui-même, d’impressions indélébiles à l’origine même de son écriture : sentiment d’errance solitaire, de peur, d’abandon certainement.
Et il se trouve que cette espèce de « communion » qu’il vit avec Paris, je la partage. Je ne vis pas à Paris, j’allais écrire hélas mais j’ai appris à ne plus le faire. Résignée ? Peut-être. Mais c’est comme ça. J’y suis née, j’y ai vécu petite, j’y ai traîné ado, j’y ai fait mes études et c’est dans ces lieux que j’ai fixé mes premières impressions, celles qui demeureront à jamais. Hasard des mutations, il m’a fallu quitter cette ville que j’aimais. J’y retourne régulièrement mais je n’y vis pas. Parfois, je déambule aussi sur Google Map, découvre des coins inconnus que je vais voir « en vrai » plus tard, dès que les vacances arrivent. J’ai donc ce rapport très fort à Paris. C’est la raison pour laquelle je ne suis pas objective : aimerais-je Modiano s’il parlait de Toulouse ou de Rennes ? Franchement, je n’en suis pas certaine.
Souvenirs dormants retrace donc l’évocation de six rencontres, parfois des retrouvailles, six femmes que le narrateur a croisées alors qu’il avait entre 15 et 22 ans, était un étudiant qui n’étudiait pas, six femmes que des lieux semblent ressusciter, remonter à la surface de la mémoire « comme des noyés au détour d’une rue ». Six femmes ET leur adresse comme si Modiano avait besoin de repères fixes auxquels se raccrocher, comme si elles ne pouvaient exister qu’en étant inscrites dans une géographie parisienne précise : Mireille Ourousov, appartement de la mère quai de Conti, Geneviève Dalame, hôtel de la rue d’Armaillé, Madeleine Péraud, 9 rue du Val-de-Grâce, Madame Hubersen (le narrateur connaît son adresse), Martine Hayward, 2 avenue Rodin.
Si pour X raisons, elles changent d’arrondissement, elles sombrent dans l’oubli, n’existent plus, leur disparition est un mystère qu’il faut élucider. Chez Modiano, on ne se perd pas dans le monde mais dans les rues de Paris.
D’ailleurs, retrouver une adresse, c’est reprendre ancrage, retrouver ses marques, autrement dit, revivre : « Mais, en sortant de l’immeuble, je ne voyais plus vraiment la raison d’être triste. Pour quelques mois encore ou, qui sait ?, quelques années, malgré la fuite du temps et les disparitions successives des gens et des choses, il y avait un point fixe : Geneviève Dalame. Rue de Quatrefages. Au numéro 5. »
Que dit-il de ces femmes ? Pas grand-chose ou des choses qu’on oublie après les avoir lues…
Qui sont-elles d’ailleurs, qu’ont-elles été pour le narrateur ? On ne le sait pas. Cinq sont nommées, la dernière (qui loge à St-Maur) restera anonyme car elle a commis un meurtre et le narrateur l’a aidée à fuir. Il n’y a peut-être pas encore prescription alors, il vaut mieux cacher le nom.
Réalité, fiction ? Que sont ces vagues souvenirs vieux de cinquante ans, images des années 50, 60 qui le hantent, qu’il essaie de comprendre ? Pourquoi ces obsessions, pourquoi ces mêmes noms qui reviennent dans les mêmes livres comme s’ils nous menaient (le menaient) vers une même énigme à élucider : une jeunesse douloureuse (sentiment d’abandon, volonté de fuir), une mère absente (elle est actrice, à Pigalle, au théâtre Fontaine ; est-elle celle qu’il recherche à travers toutes ces femmes ?), un père occupé à des affaires plus ou moins louches ? « Et vos parents ? » lui demande une de ces jeunes femmes « Je me suis brusquement rendu compte qu’à mon âge j’aurais pu avoir des parents qui m’auraient apporté une aide morale, affective ou matérielle. » Oui, il « aurait pu »…
Ces femmes semblent des repères auxquels le narrateur s’accroche, des points fixes dans une vie où le temps a effacé les visages et les paroles. De même qu’il est fasciné par ces anciens plans de métro où il suffisait d’appuyer sur une touche pour voir notre trajet éclairé par des petites ampoules colorées, trajet qui soudain semblait clair et limpide (ce que ne fut pas sa vie, loin de là), ces femmes sont des points fixes dans un passé qui s’efface chaque jour de plus en plus.
« J’ai pensé de nouveau à ces tableaux près des guichets du métro. A chaque station correspondait un bouton sur le clavier . Et il vous fallait presser le bouton pour savoir où vous deviez changer de ligne. Les trajets s’inscrivaient sur le plan en traits lumineux de couleurs différentes. J’étais sûr que dans l’avenir, il suffirait d’inscrire sur un écran le nom d’une personne que vous aviez croisée autrefois et un point rouge indiquerait l’endroit de Paris où vous pourriez la retrouver. »
« l’endroit de Paris » : chez Modiano, on ne quitte pas Paris et si on se risque à mettre un pied en dehors de la capitale, on tombe définitivement dans l’oubli. (Il m’énerve parfois et en même temps, c’est exactement pour ce genre de déclarations que je l’aime!)
Madeleine Péraud (une des femmes évoquées) dit en parlant de son amie, Geneviève Dalame, qu’elle est « absente de sa vie », qu’elle « marche à côté de sa vie » « Elle ne vous a jamais fait penser à une somnambule ? » demande-t-elle au narrateur.
C’est aussi l’impression que le narrateur (Modiano?) me donne à travers cette errance récurrente, obsessionnelle et follement inquiète, cette recherche sans fin et très incertaine, ces oublis douloureux, ces absences malgré les repères auxquels il s’accroche, les traces qu’il recherche mais qu’il ne retrouve pas nécessairement tellement Paris change.
Il dit souhaiter vivre une espèce de rêve éveillé que l’on pourrait diriger à sa guise, de « rêve lucide » à la manière d’Hervey de Saint-Denys dont il dit aimer le livre : Les Rêves et les moyens de les diriger; vivre une espèce de « rêve éveillé » dans des lieux qui gardent l’empreinte de ceux qui y sont passés autrefois et de leurs mystères (mystères des origines pour Modiano).
Cela revient-il à refuser sa vraie vie, à se protéger en restant à côté, en se retenant de fuir ou de basculer dans l’abîme ? Il y a comme une impossibilité chez Modiano d’adhérer complètement au moment présent comme s’il vivait toujours un autrefois, un avant, comme si les voix qui lui parvenaient n’étaient pas celles des gens vivants. C’est peut-être pour cela qu’il lui faudrait peut-être une deuxième vie, semblable à la première pour enfin parvenir à « en profiter » et éventuellement, être heureux : « si l’on pouvait revivre aux mêmes heures, aux mêmes endroits et dans les mêmes circonstances ce qu’on avait déjà vécu, mais le vivre beaucoup mieux que la première fois, sans les erreurs, les accrocs et les temps morts… ce serait comme de recopier au propre un manuscrit couvert de ratures… »
Recommencer la même chose autrement ?
Pas sûr que je le suivrai sur ce chemin-là…

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