Souviens-moi
Yves Pagès

L'Olivier
mars 2014
107 p.  14 €
ebook avec DRM 10,99 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Ne pas oublier…que tout peut s’oublier

Rendons à César ce qui lui appartient. C’est l’Américain Joe Brainard (1941-1994) qui inventa en 1970 avec « I remember » ce procédé littéraire systématique et répétitif devenu mythique qui inspira Georges Perec en 1978 pour le légendaire « Je me souviens ». Presque l’invention d’une formule magique. Quiconque a lu ces deux textes épatants sait que l’idée paraît si évidente et si lumineuse que la tentation de prendre la plume pour en faire autant est grande.

Or, Yves Pagès nous révèle page 55 de son dernier livre « Souviens-moi » que se lancer avec succès dans l’aventure est moins simple qu’il n’y paraît « De ne pas oublier qu’avant d’entamer ce pense-bête remémoratif j’ai épuisé plusieurs dizaines d’années et autant de carnets à tenter de transcrire les choses sur le vif, à chaud, presque en direct, toutes tentatives demeurées sans suite »

Mais le pari est plus que réussi pour Yves Pagès qui s’empare avec brio de l’exercice et nous offre à travers 270 fragments non numérotés, sa version toute personnelle à coup de « De ne pas oublier que». Pour mémoire Perec nous a laissé 480 « Je me souviens » quand l’Américain Brainard a utilisé, à travers trois ouvrages, 1497 fois la formule « I remember ».

Dans « Souviens-moi », cette plongée en « apnée mémorielle » est sans chronologie, comme si les souvenirs s’invitaient à l’improviste. Et pourtant on imagine à quel point il a dû les tailler, les polir, les sertir puis les ordonner et les articuler ces brefs instants tirés de l’oubli.
Trois types de fragments se dessinent: des observations d’ordre général sur ces choses minuscules qui reflètent le quotidien d’une époque, et qui constituent notre mémoire collective. Le personnel devient universel et à leur lecture on replonge nous-mêmes dans nos souvenirs. Des moments plus intimes ensuite, avec deux piliers, une grand-mère courage qui semble lui avoir transmis ses belles valeurs morales et sa mère tendrement aimée dont la mort lente le laisse choqué. Une ligne de faille avec un père peu estimé, une sorte « d’intellectuel clochardisé ». Il lui porte peu d’affection, au point même d’avouer avoir oublié l’emplacement de son urne au cimetière. Des indignations personnelles enfin, ces dérives ou aberrations de notre système qui peuvent mener toute une société à sa perte. Avec comme thèmes récurrents : la précarité, le racisme ordinaire, l’environnement. C’est ce qui distingue ce texte de ceux de ses aînés qui avaient pris le parti de rester dans un jeu littéraire à la fois tendre et léger, presque jamais grave.

Comme « Souviens-moi » est un livre assez bref, si dans le même registre vous en voulez encore, plongez-vous dans « Notes de chevet » (Gallimard), un bijou composé au début du 11ème siècle par Sei Shônagon, dame d’honneur de la cour impériale du Japon, qui démarre presque toutes ses notes par « Choses… » : « Choses peu rassurantes », « Choses rares», « Choses élégantes », « Choses sans retenue ». Au Japon ce genre littéraire porte le  nom de Sôshi, c’est à dire « Ecrits intimes ». Il ne s’agissait donc pas de rendre à César ce qui lui appartient, mais à une Cléopâtre nipponne, à qui tous les « réinventeurs de mémoire » doivent beaucoup.

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