Toutes les femmes sauf une
Maria Pourchet

Fayard/Pauvert
litterature fra
septembre 2018
144 p.  15 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Tu seras une femme, ma fille

C’est une longue lettre que l’auteure adresse à sa fille nouveau-née. La violence et la douleur de l’enfantement, le bouleversement hormonal, la peur de mal s’y prendre, la culpabilisation des infirmières… à peine l’enfant parue, le berceau semble déjà bien lourd. Alors, comme on chanterait une berceuse, Maria Pourchet raconte une histoire à son bébé, une histoire de mères et de filles qui rappelle Annie Ernaux, tressée de mots par l’accouchée écorchée vive.

Langue maternelle

Depuis l’enfance, tout est affaire de langue, et l’expression « langue maternelle » prend ici tout son sens. L’auteure veut coucher sur le papier les mots reçus comme des coups de la part de sa propre mère exigeante, rêche et mal aimante – parce que sans doute mal aimée : « Tu la vois celle-là ? », « Tu vas le payer », « Ne te fais pas remarquer », « T’as pas intérêt » ; voilà ce qu’elle a entendu et intégré depuis toute petite, et en prime : « Tu me remercieras ». Mots violents, mots qui blessent, auxquels la fillette oppose les mots consolants des livres, son refuge et son bouclier. Tôt, elle apprend à se rebeller en silence, à rêver orphelinat, couvent, autre famille. Dans cette chambre de maternité (bien mal nommée parce que sous le regard condescendant des infirmières, Maria est loin de se sentir mère), la jeune femme détricote la langue d’où elle vient. Issue d’une lignée de Marie qui se taisent et ne « se la racontent pas », la romancière choisit justement de raconter, avec cette différence que pour une fois, elle n’invente rien. A l’enfant qu’elle a prénommée Adèle, brisant une malédiction matrilinéaire, elle dit l’absence du père et la faiblesse des hommes en général. Ici, tout est affaire de femmes, de mères, de grand-mères, et avant elles encore jusqu’à la première coupable : « à côté du berceau qu’il ne faut pas renverser, je nettoie les tombes ». Avec son expérience, le premier conseil qu’elle donne à sa fille est celui-ci : « ne participe pas à ta propre oppression ». Si la démarche est douloureuse, elle est nécessaire à la jeune mère qui a confiance en l’écriture, acte réparateur et salvateur. Il s’agit enfin de faire de la place pour d’autres mots, une nouvelle vie et une autre histoire. Bouleversant.

 

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coup de coeur

Elle vient d’accoucher, elle a mal, sa vie a pris soudain un virage en épingle à cheveux, elle n’a plus aucun repère. Tout est bouleversé par ce bébé qui hurle jour et nuit. La fatigue la terrasse, la douleur la ronge, elle a besoin de paroles douces, réconfortantes, d’entendre qu’elle y arrivera elle aussi, qu’il n’y a pas de raison. Infirmières et aides-soignantes entrent et sortent de sa chambre. Elle n’allaite pas ? Elle est sûre ? Elle ne veut pas essayer ? C’est pourtant tellement bon pour l’enfant ! Pourquoi n’a-t-elle pas de visites ? Elle a des amis, de la famille ? Est-ce qu’elle pense pouvoir tenir le coup ?
La narratrice n’a plus que l’écriture pour dire ce sentiment profond de solitude, d’abandon, cette absence de compassion, d’empathie entre femmes, entre celles qui auraient dû se serrer les coudes, s’entraider, se rassurer. Mais non, rien de tout cela. Au contraire.
Elle écrit pour prévenir sa fille, Adèle, pour la protéger de ce que la vie lui réserve. Pour la mettre en garde contre « la haine que les femmes vouent à leur genre. » Peut-être Adèle sera-t-elle ainsi mieux armée pour affronter le monde…
Il faut qu’elle sache, pense-t-elle, ce que les femmes sont capables de faire aux femmes : « Elles sont méchantes avec toutes les excuses de la Terre. Tu les entendras répéter les mêmes sentences, s’adressant à la défaite les unes après les autres, sans merci, sans relâche. »
Ici, ce sont les femmes de l’hôpital – même si la narratrice trouve tout de même quelque réconfort auprès de certaines – mais les plus dangereuses, ce sont celles de la famille, les mères, les grands-mères, les tantes.
« Regarde où tu mets les pieds, Ne réclame pas, Ne te fais pas remarquer, Tu la vois celle-là ?, Tu l’as pas volée, Ça t’apprendra… Qu’est-ce que tu crois ? » Ces phrases que sa mémoire n’a pas oubliées ont accompagné l’enfance de la narratrice. « Je suis depuis trop longtemps déjà la somme de leurs phrases» regrette amèrement celle qui se souvient encore des vêtements démodés, des moqueries de ses camarades, des garçons qu’il ne fallait pas fréquenter, des ami(e)s manqué(e)s, de l’adolescence gâchée.
Et depuis qu’Adèle est née, la jeune mère sait une chose : sa fille n’entendra pas ces mots, elle ne sera pas l’héritière de cette tradition violente et destructrice qui se transmet de génération en génération dans sa famille.
Ce texte, qu’écrit la narratrice, cette longue lettre qu’elle adresse à sa fille, est le rempart qui la protégera. Non, Adèle n’aura pas cette enfance ravagée par une mère froide, d’une exigence, certes louable sur certains aspects, mais dont on ne retient que la quasi-inhumanité.
Non, elle ne fera pas partie des pauvres femmes qui « sont penchées sur les éviers, la terre, les bites, les bassines, les mômes, les poules. »
« Une femme penchée sur un cahier, c’est un homme. C’est un homme et personne ne l’emmerde. Ainsi, depuis trop longtemps pour pouvoir désormais en guérir, je conçois ma vie dans une ahurissante limite qui, presque, m’interdit d’habiter ma propre chair. Mais toi, Adèle, mon enfant de la fin de l’hiver, tu sauras : une femme penchée sur son art, c’est naturel. » Elle ne sera pas soumise aux hommes, elle ne paiera pas pour les autres, elle ne vivra pas avec un sentiment de culpabilité permanent et un sens aigu du dévouement.
Comment ne pas transmettre ce que l’on a reçu ? Comment empêcher un héritage que l’on juge malsain, nuisible ? Comment ne pas reproduire, perpétuer ce que l’on hait? A-t-on cette liberté, ce choix ?
Ce texte puissant, incisif, tendu est un véritable cri du coeur : les mots sont crus, directs, violents. Ils dénoncent ce qu’au nom de la tradition, plus ou moins consciemment, les femmes subissent et font subir à leur tour à leurs filles – pensant même agir pour leur bien – dans un cercle horriblement vicieux. Or, la narratrice veut couper court à cela. Elle détruira, par les mots, cette chaîne infernale et fera don à sa fille d’un immense cadeau : la liberté.
Je viens de découvrir un grand auteur dont le propos très engagé, sans demi-mesure, servi par une écriture vive et nerveuse m’a profondément touchée.
Un indispensable !

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